Les Camerounais sont en ce jour dans la posture d’attente. C’est le moins que l’on puisse dire. A priori ce sont les résultats de l’historique élection présidentielle du 7 octobre dernier qui sont attendus, mais en réalité c’est ce qui va se passer après la proclamation qui est le plus attendu. Au fond personne ne sait vraiment ce qu’il attend.
En 1991, l’université de Yaoundé, la seule université d’Etat à l’époque, avait à son programme d’étude théâtrale en deuxième année de Lettres modernes françaises, une œuvre littéraire classée dans la catégorie de nouveau théâtre ou théâtre de l’absurde, intitulé En attendant Godot, une œuvre de Samuel Becket. Cette pièce de théâtre est constituée de deux actes presque symétriques. Les personnages principaux sont deux vagabonds, Vladimir et Estragon, qui se retrouvent sur une route de campagne pour rencontrer Godot, un homme qu’ils ne connaissent pas, et dont ils ne savent rien. Le lieu est aussi insignifiant que Godot. Route à la campagne, avec arbre sont les seules indications du lieu où on se trouve.
Vladimir et Estragon passent leur temps à parler de choses et d’autres et en espérant que le fameux Godot viendra. Au milieu du premier acte, un deuxième couple entre en scène, Pozzo et Lucky. Pozzo est un homme peu agréable traitant Lucky comme son esclave, les inquiétudes et les malentendus s’intensifient. Cependant, Vladimir et Estragon restent dans le même lieu pour attendre, ne sachant rien de ce que Godot va leur apporter, sauf un peu d’espoir, sans doute. À la fin du premier acte, un garçon vient pour les informer que Godot ne viendra pas ce soir, mais sûrement le jour suivant. Le deuxième acte se déroule de la même manière : le lendemain, les deux vagabonds se retrouvent sur la même route de campagne. Pozzo et Lucky réapparaissent, mais Pozzo est devenu aveugle, et Lucky est devenu muet. Et Godot ne viendra pas ce soir non plus, déclare le garçon qui revient vers la fin.
L’incertitude
D’après les analystes littéraires de l’époque, les deux personnages ne sont pas caractérisés dans l’anti-scène d’exposition. Le lecteur sait que Vladimir est plus agité, puisque c’est lui qui souhaite rester et attendre, et qu’Estragon est beaucoup plus passif. Ils n’ont pas de passé, et leur avenir semble lointain, voire inexistant. Pourquoi attendent-ils Godot ? Qui est-il ? Qu’est-ce qu’il leur apportera ? La seule chose que le lecteur peut savoir dans cette «anti-scène », c’est que Godot est une sorte de pouvoir supérieur qui mérite qu’on l’attende, une attente qui est la seule action à côté de la parole, qui seul fait avancer l’histoire, tout est basée sur l’incertitude complète.
Le partage des rôles entre les deux vagabonds est très clair. Ils ont des personnalités complémentaires : Vladimir est pratique, Estragon un ancien poète, un rêveur, alors que Vladimir refuse de l’écouter raconter ses rêves. Vladimir se souvient des événements passés, Estragon les oublie tout de suite. Vladimir n’arrête pas d’espérer que Godot va venir, Estragon oublie le nom de Godot et souhaite s’en aller. Estragon est faible, il se fait battre chaque nuit, et Vladimir essaye de le protéger, en lui chantant des berceuses et en le couvrant avec sa veste. Leurs natures différentes mènent aux querelles et aux suggestions d’une séparation, mais c’est aussi grâce à ces différences qu’ils se complètent mutuellement et qu’ils doivent rester ensemble. Ils représentent la nature double de l’homme, vu par l’auteur Samuel Beckett. Chez Estragon nous trouvons le désir de rompre avec les exigences de la société et de retourner au silence, tandis que chez Vladimir se manifeste l’envie d’avancer et de continuer sa vie.
Le Cameroun comme scène de théâtre
L’histoire de ces deux personnages ressemble à tout point de vue celle des Camerounais ce jour. Caractérisés par leurs différentes origines, cultures et traditions, ils voudraient bien se séparer, mais sont bien obligés de rester ensemble dans le cadre d’une nation, d’une patrie. De plus, les intérêts des uns et des autres les ramènent fatalement à deux groupes. Celui des opprimés, des laisser pour compte et de la basse société qui veulent la rupture, le changement des habitudes, l’expérimentation d’autre chose et l’amélioration des conditions de vie, la redistribution équitable des fruits de la croissance.
Et le groupe du statut quo, celui qui se rassasie des richesses du pays, qui s’est donné tous les privilèges d’emploi et d’accès à de meilleures conditions de vie, qui veut que les choses restent en l’Etat et ne veut rien lâcher. Le point commun entre les deux groupes, c’est qu’ils attendent tous un messie, celui qui viendra porter leurs aspirations pour le groupe de la rupture ou les consolider pour les adeptes du statut quo. Le territoire camerounais semble en ce jour devenu, cette scène où se joue une pièce de théâtre de l’absurde, cet espace d’attente où l’on n’est même pas sûr que c’est le bon jour, la bonne heure, encore moins la bonne personne qui viendra.
Roland TSAPI