Quand on parle de plateformes spécialisées dans le développement et la promotion des industries créatives et culturelles en Afrique, Moca donne le ton. Il a fallu du temps, un background ô combien riche, des soutiens à Alain Bidjeck, pour fonder et crédibiliser le ‘‘Mouvement Of Creative Africa’’, Moca. En terre camerounaise à la faveur du salon Escale Bantoo (15-17 juin), Alain Bidjeck a accepté de parcourir avec La Voix Du Koat, le chemin qui a conduit à l’essor du Moca.
LVDK : Quel parcours conduit Alain Bidjeck dans le monde de l’industrie musicale ?
Comme formation j’ai fait un DUT en techniques de commercialisation, 3ème année en marketing, 4ème année en gestion de projet artistique et pas du tout au Cameroun. J’ai grandi en France où je suis arrivé en 1983. Je suis née à Yaoundé. Mes parents m’ont envoyé faire mes études en France et je ne suis pas revenus, je n’ai pas suivi le plan familiale. C’était ‘‘vas, vis, et reviens’’. Moi j’ai compris vas, vis et devient (rire). Ma passion est un peu le fruit de l’exil. Quand tu pars à l’étranger très tôt, tu as les souvenirs de la musique avec les rythmes, les danses avec les plats qu’on mange et forcement le pays est loin donc ta culture devient quelque chose de sacré pour toi. J’ai voulu promouvoir nos cultures et du coup, promouvoir les artistes d’Afrique et de la diaspora. C’est vraiment comme ça que tout a commencé il y’a un peu plus de 20 ans. J’ai eu l’opportunité d’exercer dans dans différents champs, musique, le théâtre, les arts visuels, l’audiovisuel et dans différentes fonctions, manager, producteur de spectacles, producteur d’albums, producteur de films documentaires. A chaque fois que je rencontrais les artistes, ils voyaient en moi un débrouillard qui savait faire plein de choses. Ce qui fait qu’on me demandait toujours des conseils pour développer une carrière, développer un projet, trouver de l’argent, diffuser un projet, aider à développer une structure, conceptualiser de nouvelles choses. Au bout d’un moment, je ne pouvais plus travailler avec tout le monde. J’étais manager de plein d’artistes mais j’ai dit stop. Je n’ai plus envie, même si j’adore les artistes.
LVDK : Vous avez développé un burn-out ?
J’ai eu une espèce de saturation. J’ai même arrêté mon festival, je me suis presque auto-saboté à vrai dire parce que justement je n’en pouvais plus. J’ai pris du recul, j’ai commencé à aller sur d’autres territoires pour comprendre un peu comment les autres fonctionnaient. J’ai commencé à travailler sur d’autres plateformes qui n’ont rien à voir avec la culture africaine, histoire de me nourrir et d’ouvrir aussi mon regard. J’ai commencé à travailler dans des marchés, le marché de la musique plutôt mainstream. Un jour comme ça je vais au Maroc à Visa For Music, sur invitation d’Ibrahim El Mazned. C’était la première édition de Visa For Music, en 2014. Là-bas, je suis bluffé parce que concomitamment à Visa For Music, il y’a le forum d’Arterial (sommet des industries culturelles africaine) à Rabat. En fait, je vis ces 2 moments et je me dis que c’est incroyable ! Il y’a un tel bouillonnement sur le continent c’est fou ! Je me suis demandé pourquoi nous de la diaspora ne montons pas une plateforme pareille. Je suis reparti en France avec cela dans la tête et puis en 2016 je créé le MOCA, sur ce même postulat ; plutôt que d’affronter seul les problèmes, réunissons nous, ensemble nous trouverons des solutions.
LVDK : L’idée pour vous était de créer un festival pour les artistes africains ?
L’idée est de monter une plateforme où on va réfléchir ensemble sur les enjeux et apporter des solutions, tout en mobilisant les institutions, les organisations professionnelles pour qu’eux aussi apprennent comment les artistes de la diaspora travaillent et comme ça ils pourront mieux les programmer, mieux les financer pour qu’ainsi ces acteurs comprennent mieux les dispositifs d’accompagnement. Les institutions répondent, la Sacem, les artistes et promoteurs. C’est comme ça qu’on lance les 6 premières éditions sur Paris. Au bout de la quatrième édition je crois, on a commencé à inviter des professionnels et des artistes du continent : Tony Meffe du Cameroun Magali Palmira du Gabon, Gaston Gabore du Burkina Faso. On a produit un gros évènement en partenariat avec Trace avec le Nigérian Flavour, Gaz Mawete du Congo, Fanicko du Benin.
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LVDK : L’arrivée du covid vous a eu quel effet sur l’évènement ?
En 2020, le covid stop notre élan mais on rebondit et puis en 2021 on fait une très grosse édition. Le Rwanda est le pays invité, avec qui on fait un partenariat : On vous invite à Paris, mais après ça vous nous invités Kigali. C’est comme ça qu’on a démarré notre arrivée sur le continent et 2022 pour la septième édition. On a fait une très belle édition en partenariat avec Le gouvernement rwandais, le ministère de la culture, la ville de Kigali qui nous ont vraiment soutenu et permis de mobiliser de nombreux créateurs Rwandais au coté de cinquante participants venus du monde entier. Pour le final on a fait un très grand concert dans les rues de Kigali avec La Fouine et tous les artistes rwandais de la scène urbaine. On s’est rendu compte pendant le covid que les Icc étaient résiliantes, parce que beaucoup de secteurs s’étaient arrêtés. Le nôtre aussi du point de la diffusion, mais néanmoins il y’a eu beaucoup de participation via le digital et il y’a d’autre secteurs qui ont immergé : les jeux vidéo, la diffusion de la musique et le cinéma en streaming. Malgré le covid, beaucoup de revenus ont continué d’augmenter, ce qui a été constaté par les grosses organisations comme l’Onu qui ont produit des rapports sur l’économie créative.
LVDK : Jusqu’ici, qu’est-ce qui peut être mis à l’actif du Moca ?
On s’est rendu compte que les questions qu’on a posé en France ont fait bouger les lignes. En 2016 la question de la diaspora n’était pas du tout prise en compte par les institutions françaises. Aujourd’hui ça a beaucoup changé, il y’a des dispositifs d’accompagnement pour les projets portés par la diaspora, de nombreux artistes trouvent leur place dans la programmation des festivals et des équipements culturels, il existe maintenant des financements pour les projets diasporiques… On peut dire aujourd’hui en toute modestie qu’on a fait bouger les lignes sur ces questions en France. Je vois là l’impact que le Moca a produit.
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LVDK : Les Industries culturelles et créatives (Icc) pèsent financièrement sur le continent africain ?
Les rapports de l’Onu disent que les Icc participent au développement durable, pourtant ça a été le grand sujet oublié quand ils ont défini les Objectifs de Développement Durable. Les Icc participent à l’harmonie des territoires, du vivre-ensemble et en même temps elles développent une économie formidable. Aujourd’hui les chiffres disent que les Icc au niveau global représentent 1,1 trillion de dollars. C’est énorme en termes de revenus générés par les transactions économiques liées à ces industries, ça veut dire qu’au niveau global aujourd’hui, on sait que notre secteur compte. Sur le continent, les études prouvent qu’il y’a à peu près 50 milliards de dollars générés par les Icc. Ce n’est vraiment pas beaucoup.
LVDK : 50 milliards par an ?
Oui, 50 milliards par an, à peu près de revenus. C’est rien parce que le continent représente à peu près 18% de la population mondiale entre l’Afrique et la diaspora et quand on regarde la proportion, le poids de l’Afrique sur l’industrie culturelle c’est moins 1%. Alors que sur le continent on compte plus de 2000 peuples avec des langues, des voix d’expressions tellement différentes entre les langues, les rythmes, les récits, les danses, les différentes manières de s’habiller, de manger, de représenter le vivant à travers les arts visuels… Le véritable sujet c’est comment impacter économiquement, alors que les réussites africaines dans le monde (Burna Boy, Lupita, Manu Dibango…)génèrent beaucoup de revenus. Dans chaque top 10 de Spotify ou des grosses plateformes, il y’a toujours des artistes africains. Ça veut dire qu’on génère des revenus. La question importante c’est pourquoi ces revenus ne reviennent pas sur le continent ?
LVDK : Peut-être parce que nos Chefs d’Etats ou le politique ne s’intéressent pas à cela ?
Jusqu’à présent, les ministères de la culture étaient les moins dotés financièrement, les sociétés de droits d’auteurs ne sont pas toujours efficientes, le statut de l’artiste n’est pas reconnu dans la plupart des pays et les législations n’encadrent pas toujours correctement cette profession. C’est toujours un statut un peu précaire, du coup ça stimule aussi l’informelle parce qu’en même temps les artistes créent, les producteurs accompagnent. Maintenant c’est comment est-ce qu’on se structure en terme d’infrastructures, de formation, d’accompagnement, d’investissements. Il y’a des manquements à tous les niveaux de la chaine de valeur, en tout cas dans un processus de création jusqu’au public, on est faible à tellement d’endroit. Nous avons une grande marge de progression.
LVDK : A côté de la production, de la création qu’est-ce qui entre encore dans le vaste concept qu’on appelle l’industrie créative et culturelle ?
Quand on parle d’Industries culturelles, on prend de toutes les expressions artistiques classiques on va dire musique, cinéma, danse, théâtre, art visuel, artisanat parfois. L’industrie créative s’associe souvent au numérique et a ce qui découle de la créativité comme le design, l’architecture, ou encore le jeu vidéo et tout ce qui découle du numérique également. On intègre également des médias à l’intérieur de cette branche. Certains pays intègrent aussi la publicité parce qu’effectivement dans un spot de publicité, il s’agit également de créativité.
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LVDK : Quelles peuvent être les pistes pour booster les Icc sur le continent ?
Je prends l’exemple du Cameroun. C’est un exemple vivant quand on regarde les infrastructures qui nous permettent de travailler. On a beaucoup de besoins dans beaucoup de secteurs. Si on prend la musique par exemple, un musicien, un artiste à la rigueur peut être autodidacte comme Alain Oyono il y’ a la formation pour la pratique de son art. Il y’a la formation pour le management de la créativité ça veut dire qu’il faut savoir présenter un projet, le budgéter, planifier, communiquer, défendre juridiquement. Il y’a déjà plusieurs compétences autour qui permettent de valoriser la créativité d’un artiste donc ça veut dire qu’il faut former tous ces corps intermédiaires. Vendre de l’art, vendre de la culture et vendre des yaourts ne sont pas pareils. Il faut maitriser les modèles économiques donc pour schématiser tout ça, il y’a la formation, il y’a l’accompagnement à l’entreprenariat il y’a les structures d’incubation comme dans les start-up du numérique, il se peut qu’il faille avoir des incubateurs dans les industries culturelles pour aider beaucoup les jeunes entrepreneurs de la culture.
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LVDK : Alors est ce que c’est le message que vous êtes venu passer à Escale-Bantou ou il y’a autre chose ?
Oui et je suis venu intervenir sur la question des plateformes, des marchés et des festivals, parce qu’effectivement le Moca que je développe est un sommet et un festival à la fois. Je suis venu présenter l’opportunité que représente aussi cette plateforme pour les artistes. Comment se préparer à postuler et à valoriser leurs œuvres parce que nous sommes là pour valoriser le travail des artistes. Je présente aussi l’ application Immersio que nous avons développée, pour permettre aux plus jeunes de découvrir les métiers qu’il y’a derrière les artistes grâce à la réalité virtuelle. Très concrètement, les jeunes mettent un casque et ils sont dans une salle de spectacle virtuelle et vont rencontrer des professionnels (un ingénieur en son, un ingénieur en lumière, un réalisateur …). A travers les échanges avec eux, ils vont découvrir leurs quotidiens, comment ils vivent leur travail, comment ils vivent les relations entre professionnels… Tout à l’heure tu me demandais comment structurer notre secteur. Il faut aussi développer des fonds et des formations intermédiaires, toutes les formations techniques qui permettent de supporter le travail des artistes (c’est-à-dire la lumière, le son, la vidéo…). Si tous ces gens sont bien formés, ils feront des productions de qualité et le public est toujours prêt à payer pour la qualité. On propose aussi une expertise en ingénierie culturelle. C’est une expertise qu’on a vraiment envie de développer, permettre à des territoires de mieux travailler sur leur attractivité, et permettre à des professionnels de mieux redimensionner leur projet pour qu’ils puissent accéder à des financements, à un développement pérenne de leurs activités.
Entretien avec Valgadine TONGA