Les décisions présidentielles d’élargir les personnes accusées font fi des personnes incarcérées dans le cadre de la lutte contre la secte islamique Boko Haram, et privilégient les suspects de la crise anglophone. Mauvaise politique d’apaisement ou obéissance à une puissance extérieure ?
Depuis le vendredi 14 décembre 2018, au moins 289 familles se réjouissent de retrouver les leurs qui respirent désormais l’air de la liberté. Ils ont bénéficié de la clémence présidentielle depuis le 13 décembre 2018, à la faveur du communiqué du secrétaire général de la présidence Ferdinand Ngoh, informant l’opinion de la décision du président Paul Biya de mettre un terme aux poursuites engagées contre certains dans le cadre de la crise anglophone. Depuis lors, les analystes des actes présidentiels ne cessent de vouloir donner une explication à ce geste. Si certains saluent la magnanimité du chef de l’Etat qui selon eux est un mendiant de la paix et un père de famille, d’autres pensent par contre que le président a agi sur la contrainte des puissances occidentales. Mais de quelque côté que l’on se trouve, il y a une constante dans l’acte, c’est qu’il n’a pas pris en compte les incarcérés dans le cadre de l’autre crise, celle qui secoue la partie septentrionale du pays, alimentée par la secte islamique Boko Haram.
Trois élèves toujours en prison pour un sms
Une guerre en valant une autre, autant il y a eu des arrestations dans le cadre de la crise anglophone, autant il y en a eu dans le cadre de la lutte contre la secte Boko Haram. Autant il y a des cas pathétiques des personnes interpelées à cause de l’insécurité dans le Nord-Ouest, autant il y des cas qui méritent que l’on s’y penche pour ce qui touche à la crise du Septentrion. Dans cette catégorie, il y a le cas de trois élèves qui continuent de méditer leur sort en prison, condamnés pour avoir échangé un sms.
Le 15 mars 2018 en effet, le procès en appel de Fomusoh Ivo Feh, Afuh Nivelle Nfor et Azah Levis Gob s’est achevé par une condamnation à 10 ans d’emprisonnement ferme. Ressortissants des régions anglophones, donc n’ayant à priori rien à voir avec la secte Boko Haram qui sévit plutôt dans la partie septentrionale du pays, ils avaient été arrêtés le 13 avril 2014, pour une blague effectuée lors d’un échange de SMS via leurs téléphones mobiles. Le sms lisait : « Boko Haram recrute des jeunes de 14 ans et plus. Conditions de recrutement : avoir validé 4 matières et la religion au baccalauréat. »
Les élèves qui fréquentaient dans des établissements différents faisaient tous la classe de terminale, ou le Upper Six comme on la désigne dans le système anglo-saxon, préparaient leur examen de Baccalauréat ou GCe A level. Ils avaient expliqué que pour s’encourager à travailler dur, le sms avait pour but de rappeler que même ceux qui veulent entrer en brousse devraient se débrouiller pour avoir leurs diplômes. Mais le pouvoir, qui soupçonnait désormais tout, et à la faveur de la loi sur la répression contre le terrorisme, avait condamné ces jeunes élèves, malgré les plaidoyers des avocats qui avaient démontré que ces enfants loin d’être abandonnés, avait eu un cursus scolaire irréprochable, et surtout rien dans leur passé ne les prédisposaient à se lancer dans une aventure terroriste.
L’indignation des organisations de défense des droits de l’homme
L’apologie du terrorisme, ce motif passe partout que l’on colle désormais à toute personne interpellée pour peu, est pourtant ce qu’on leur reprochait. A l’annonce du verdict, l’organisation non gouvernementale internationale de défense des droits de l’homme Amnesty International, s’était déjà indigné de cette affaire.
Balkissa Idé Siddo, chercheur sur l’Afrique centrale à Amnesty International déclarait que « Ces trois jeunes n’auraient jamais dû être arrêtés en première instance d’autant qu’ils n’ont fait qu’exercer leur droit à la liberté d’expression. Leur place n’est donc pas la prison, car un simple sms sarcastique ne peut constituer un motif de condamnation.» l’Ong dénonçait un verdict « honteux », et avait la veille du procès appelé à leur relaxe en ces termes : « les autorités doivent annuler leur condamnation et les libérer immédiatement et sans condition afin de leur permettre de retourner auprès de leurs familles et poursuivre leurs études. Elles doivent aussi libérer les dizaines d’autres prisonniers à Yaoundé et Maroua, arrachés à leurs familles et qui verront leur avenir compromis sur la base de preuves minces voire inexistantes.» Lire aussi : Crise anglophone : les solutions en compte-goutte de Biya
Deux poids deux mesures
Deux fois déjà, que le président de la République décide de l’arrêt des poursuites contre des personnes arrêtées dans la cadre de la crise anglophone, deux fois déjà, que celles qui l’ont été dans le cadre de la lutte contre la secte Boko Haram ne sont pas concernées. Et cette restriction est chaque fois contenue dans le communiqué de l’annonce. Pourtant d’autres familles camerounaises ont aussi leurs membres détenus dans le cadre d’une crise sécuritaire, même s’il ne s’agit pas de la crise anglophone. Le décret présidentiel portant création du Comité de démobilisation, de désarmement et de réintégration fait pourtant allusion aux acteurs impliqués dans les deux crises. Que les mesures de clémence présidentielle deviennent restrictives par la suite donne l’impression de deux poids deux mesures. Cela conforte même ceux qui pensent que le président Biya agit plutôt sous la pression extérieure. Dans une politique d’apaisement bien pensée, les décisions de libération et d’arrêt des poursuites devraient être globales, cela éviterait de fabriquer comme c’est le cas en ce moment, ceux qui sont à ce jour considérés comme les oubliés de la libération.
Roland TSAPI