La question du Fcfa est plus que jamais d’actualité sur le continent africain et outre atlantique. Les peuples africains veulent sortir de cette monnaie, tandis que leurs dirigeants freinent des quatre fers. Pourquoi ? Qui sont ces dirigeants africains brisés à cause du Fcfa? Comment comprendre le mutisme des organisations de la société civile en Afrique sur le sujet ? Que risquent les pays africains qui continuent à fonctionner avec cette monnaie coloniale ? Dans cet entretien qu’il accorde à La Voix Du Koat, Ndongo Samba Sylla fait une analyse globale de la question. Économiste du développement, ce Sénégalais résidant à Dakar est coauteur avec la journaliste française Fanny Pigeaud du livre « L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA », Paris, La Découverte, 2018.
Devrait-on encore garder en Afrique, le Fcfa qui est un héritage de la Françafrique ?
En fait, le franc CFA est un legs colonial devenu le symbole de la continuité de l’impérialisme français en Afrique, réalité que l’on désigne communément par « Françafrique ». Bien entendu, les peuples africains doivent en finir avec ce que dans notre livre avec Fanny Pigeaud nous appelons le « système CFA ».
La question du Fcfa ravive les passions et les débats en Afrique et surtout outre Atlantique. On a vu l’incident diplomatique entre l’Italie et la France. Mais comment comprendre le silence ou le mutisme des dirigeants africains sur la question du Fcfa ?
De par le passé certains chefs d’Etat dissidents comme Sekou Touré, Sylvanus Olympio ou encore Laurent Gbagbo ont payé cher leur volonté de sortir de la zone franc. Mais l’argument des représailles ne suffit pas à expliquer le silence coupable des dirigeants africains qui, dans les faits, bénéficient du système CFA. Ils savent notamment que leur maintien au pouvoir est conditionné par la poursuite de bonnes relations avec la France. La France leur garantit, du mieux de ses capacités, leur longévité au pouvoir et une certaine impunité judiciaire en contrepartie de leur loyauté vis-à-vis des intérêts économiques, diplomatiques, etc. de l’Hexagone.
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Les forces de l’opposition, la société civile et autres Ong en Afrique ne se prononcent pas sur le sujet. On a l’impression que la question n’est pas pertinente…
La question de la souveraineté monétaire est cardinale. Sans souveraineté monétaire (indépendance politique vis-à-vis de toute tutelle étrangère et aptitude à mener une politique monétaire autonome sur la base de la mobilisation des ressources internes), il n’y a pas de souveraineté tout court, comme l’avais compris Kwame Nkrumah. Il faut dire néanmoins que ce que l’on appelle « société civile » en Afrique n’est pas toujours sur des agendas autonomes. Elle a tendance à se mobiliser pour des causes, la plupart du temps qui sont légitimes et qui méritent d’être soutenues, mais qui correspondent d’abord et avant tout aux préoccupations du moment de leurs bailleurs. En tant qu’acteur du mouvement social, vous pouvez trouver sans doute beaucoup de bailleurs prêts à financer des programmes relatifs à la « bonne gouvernance » ou aux « droits humains » mais rarement des bailleurs qui sincèrement et de manière critique œuvrent aux côtés des Africains à l’émancipation économique, monétaire, militaire, etc. du continent.
Les pays africains sont-ils prêts pour sortir du Fcfa ?
Il me semble que les peuples africains, même s’ils ne connaissent pas le détail du débat autour du franc CFA, sont conscients de l’urgence à abandonner une monnaie née pendant la période coloniale et toujours fabriquée dans l’ex pays colonisateur qui est supposé à tort la « garantir » et qui prend toutes les grandes décisions à son sujet. Un sondage d’Afrobaromètre publié en février 2019 montre que deux tiers des Togolais sont d’avis que le franc CFA bénéficie plus à la France qu’au Togo et qu’il est temps d’y mettre fin. J’ai tendance à croire que cette vue est représentative de l’Etat de l’opinion dans la plupart des pays africains de la zone franc. Le blocage se situe au niveau de la France et des dirigeants africains pour les raisons évoquées plus haut. D’ailleurs, il est intéressant de souligner que l’un des obstacles à l’avènement d’une monnaie unique au sein de l’espace CEDEAO est le « manque de volonté » des dirigeants des huit pays de l’UEMOA qui refusent de fournir le plan de divorce d’avec le Trésor français exigé comme préalable par le président nigérian Muhammadu Buhari.
Est-ce qu’il faut forcément avoir une économie forte pour battre sa propre monnaie ?
Les économies modernes sont des « économies monétaires de production ». Cela veut dire que la monnaie est une condition de la production (de la croissance économique) et est la finalité de la production. Et ce que l’on appelle « monnaie » fait référence à des moyens de paiements supplémentaires créés « ex nihilo » pour faciliter l’activité économique. Autrement dit, c’est seulement en faisant un bon usage de l’instrument monétaire que l’on peut devenir une économie robuste. Or, il n’existe pas de pays du Tiers monde qui se soit un tant soit peu développé/industrialisé sans avoir sa monnaie nationale. Les monnaies uniques sont l’exception et ont connu leur « apogée » dans la période coloniale. La monnaie nationale est la règle. Ce qui n’est nullement une surprise car le mot monnaie a la même racine étymologique que le mot grec qui désigne la loi. C’est à l’échelle où la loi est créée que l’on doit battre monnaie. Ceux qui veulent une monnaie unique doivent préalablement être unis sur le plan politique sous la forme d’un gouvernement fédéral. On ne peut pas séparer monnaie et budget. Autrement, cela ne peut pas marcher, comme cela est visible dans la zone euro (union monétaire sans Etat fédéral) par contraste avec les Etats Unis d’Amérique (Etat fédéral avec une seule monnaie).
Je précise qu’une monnaie n’est pas souveraine simplement parce qu’elle est dite « nationale ». En Afrique, il n’y a pas de monnaie véritablement souveraine à l’image du dollar, de la livre sterling ou du yen. Pour aller vers plus de souveraineté monétaire, les Etats doivent avoir un vrai contrôle sur le système bancaire et les marchés financiers domestiques. Et surtout ils doivent tout faire pour ne jamais s’endetter en monnaie étrangère. Vous pouvez être insolvable dans la monnaie d’autrui mais jamais si vous êtes l’émetteur souverain de votre propre monnaie et que vous vous « endettez » dans votre propre monnaie.
Que risquent la France et son économie sans le Fcfa ?
Les rendements économiques que la France tire du dispositif de la zone franc (qui inclut l’aspect monétaire) sont moins importants que de par le passé, disons entre 1945 et 1980. Maintenant, tous les intérêts extravertis, tous ceux qui ont intérêt à transférer des surplus économiques de la zone franc vers l’étranger, bénéficient des mécanismes du franc CFA (faible inflation, liberté de transfert, convertibilité externe, etc.). Il reste vrai cependant que le franc CFA est un mécanisme de contrôle politique des pays africains qui ne comporte pratiquement aucun coût net pour l’Etat français.
Quels risques pour les 14 pays africains membres de la zone Fcfa ?
Le seul risque pour les pays africains en cas de sortie est le suivant : l’aventure de la liberté monétaire. Sortir du franc CFA n’est pas une promesse de développement. Par contre, y rester c’est comme souscrire une assurance sous-développement. Toute la question donc est : quelle alternative monétaire serait la meilleure pour chaque pays et collectivement ? Je signale que dans les cas des pays de la CEMAC, plus la sortie tardera plus elle sera économiquement et politiquement coûteuse à terme. Quand il n’y aura plus de pétrole (et que les recettes d’exportation déclineront en conséquence), cette union monétaire devra ou imploser ou se maintenir au prix d’un appauvrissement accru de populations déjà extrêmement vulnérables, comme en RCA.
S’il faut sortir du Fcfa, comment le faire sans se casser le nez ?
La voie que nous recommandons dans notre livre est celle proposée par les économistes franco-égyptien Samir Amin, Sénégalais Mamadou Diarra et Camerounais Joseph Tchundjang Pouemi : un système de monnaies nationales solidaires. Concrètement, chaque pays a sa propre monnaie nationale avec sa banque centrale. La parité de chaque monnaie est définie en fonction des fondamentaux économiques du pays concerné. Chaque monnaie est liée par une parité fixe et ajustable à une unité de compte commune qui permet la convertibilité entre les différentes monnaies et de faciliter les règlements transfrontaliers. Un Fonds monétaire africain gère une partie des réserves de change des pays africains qui disposent d’un système de paiements commun. Enfin, les pays travaillent collectivement à obtenir leur autosuffisance alimentaire et énergétique. Ce qui leur permettra entre autres de libérer des proportions importantes de réserves de change qui pourront être mobilisées pour leur industrialisation. A partir de là, quand les pays africains auront fait des progrès économiques importants et qu’ils auront réalisé des avancées politiques décisives (élimination des bases militaires étrangères, résolution des conflits africains par les Africains, etc.), peut-être que des monnaies uniques régionales africaines voire une monnaie unique continentale pourront être envisagées.
Entretien avec Valgadine TONGA
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