Les questions d’économie et de fiscalité n’ont pas de secrets pour cet expert en fiscalité, expert formateur certifié Onudi en diagnostic et mise à niveau des entreprises. Dr Jean Marie Biada décrypte cette modification de la Loi de Finances 2022 qui revoit à la hausse les prévisions budgétaires en cours au Cameroun.
LVDK- Le gouvernement a procédé à la modification de la loi de finances 2022. Qu’est-ce-qui justifie cette loi de finances correctives ?
Nous commençons à nous habituer aux correctifs budgétaires, aux lois de Finances rectificatives. La Finance publique et même le cadre harmonisé de la finance adopté au niveau de la Cemac, prévoit qu’il existe trois types de Loi de Finances : la loi de Finances initiale qui est généralement votée au mois de novembre lors de la session parlementaire. Le chef de l’Etat la promulgue avant le 31 décembre. Et cela prend effet à partir du 1er janvier de l’année qui suit. Ensuite nous avons ce qu’on appelle la Loi de Finances rectificative, comme celle qui est prise par le chef de l’Etat depuis ces trois dernières années, par ordonnance. En droit public, on dit que le chef de l’Etat légifère par ordonnance. Pendant l’intersaison de mars à juin, un événement peut arriver, il importe de faire modifier une loi. Le chef de l’Etat prend une ordonnance et dès que la prochaine session parlementaire rentre, cette ordonnance est envoyée pour ratification.
LVDK : Après avoir dit cela, qu’est-ce-qui justifie la modification de cette Loi de Finance 2022 ?
Initialement, le projet de budget avait été défini avec un baril de pétrole de 54 dollars, et depuis le mois de février, lorsque les hostilités ont commencé entre la Russie et l’Ukraine, le prix du baril de pétrole a flambé et est allé largement au-dessus de 100 voire 130 dollars le baril. Jusqu’aujourd’hui, ça n’a pas encore chuté. Le litre de pétrole à la pompe en Europe, en France par exemple, a dépassé les 2 Euros, c’est-à-dire près de 1300 Fcfa. C’est énorme. Etant donné que nous sommes un petit producteur de pétrole, nous exportons notre pétrole à l’Etat brut. Si le prix sur le marché international augmente, c’est une très bonne chose pour nos recettes publiques. C’est la raison pour laquelle, le gouvernement, par rapport aux recettes initiales, issues du secteur pétrolier qui était de 500 milliards Fcfa, atteint désormais 800 milliards de Fcfa. Ces 300 milliards qui vont arriver au titre des recettes pétrolières, justifient valablement que le gouvernement puisse modifier la Loi de Finances par cette Loi de Finances rectificative qui a été prise le 2 juin 2022 par une ordonnance du Chef de l’Etat. Ça avait été le cas l’année dernière et même l’année d’avant. Nous en sommes à la troisième ordonnance prise par le Chef de l’Etat portant modification et complétant certaines dispositions des lois de Finances initiales. Voilà à mon sens la première explication.
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LVDK : Et de deux…
Deuxième raison à mon sens, vous savez très bien que depuis le mois de mars 2020, nous vivons au rythme de la pandémie du coronavirus. Le gouvernement avait reçu du Fonds monétaire international, ce qu’on avait appelé la Facilité du crédit rapide à hauteur de 180 milliards Fcfa pour lutter contre le Covid-19. Le chef de l’Etat avait ordonné que les tests Pcr et autres en rapport avec la détection du coronavirus ou la prise en charge des patients qui en souffraient soit gratuits. Or, depuis le mois d’avril, le chef de l’Etat a instruit ses collaborateurs, notamment le ministre de la Santé publique, le ministre des Finances, de rendre ces tests onéreux. Désormais, il faut débourser 30.000 Fcfa pour faire les tests. Ainsi, le fait d’avoir rendu les tests covid payants à hauteur de 30.000 Fcfa et le fait d’avoir constaté sur le marché international que le prix du pétrole brut a flambé, sont les deux raisons qui ont justifié le fait que le chef de l’Etat puisse prendre une ordonnance modifiant et complétant la Loi de Finances 2022.
LVDK : Alors que les populations se plaignent de la cherté de la vie et l’augmentation des produits de première nécessité, le gouvernement annonce l’augmentation du budget. D’où viendra l’argent ?
Le budget initial était de 5599,7 milliards de Fcfa, environ 5.600 milliards. La Loi de Finances rectificative porte ce budget à 6.008 milliards. Il y a un gap de 400 milliards. Ce gap viendra de l’excédent de recettes de l’exportation de notre pétrole brut que nous avons pu réaliser. Parce que le baril est passé de 54 dollars lorsque nous établissions la Loi de Finance initiale à plus de 100 dollars le baril. Cela explique valablement que nous puissions gagner de l’argent. Le gouvernement envisage gagner à peu près 338 milliards de Fcfa.
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Le Cameroun avait déjà été désigné destination touristique par l’Organisation mondiale du tourisme, (Omt), c’est-à-dire que le Cameroun recevait plus de 500.000 touristes par an. En 2020, avant l’apparition du covid-19, nous étions à près de 800.000 touristes que nous accueillions. Si on prend seulement, 500.000 touristes multipliés par 30.000 Fcfa (frais de test pcr), on voit que ça fait un bon paquet de milliards. C’est une source qui peut valablement financer l’excédent qu’on va observer au niveau du budget qui vient d’être décidé par le correctif budgétaire attendu. Parce qu’il sera voté dans les prochains jours. Pour le moment, c’est l’ordonnance modifiant et complétant la Loi de Finances initiale qui a été prise par le Chef de l’Etat le 2 juin 2022. Elle a été déposée sur la table des députés. A la charge maintenant de ces députés de voter une loi portant ratification de cette ordonnance. Puis, elle va tomber dans ce qu’on appelle le droit positif camerounais, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions normatives d’application immédiate sur l’ensemble du territoire.
LVDK- Pour la première fois, le Cameroun franchit la barre des 6.000 milliards Fcfa. Faut-il saluer cette performance ?
Au début de mon intervention, je vous ai dit qu’il existe trois lois de Finances. J’ai commencé à présenter les deux premières à savoir la Loi de Finances initiale qui est débattue et adoptée lors de la session parlementaire du mois de novembre. Le Chef de l’Etat la ratifie et elle entre en vigueur à partir du 1er janvier de l’année qui suit. Et s’il y a un événement majeur comme c’est le cas en ce moment qui rentre en scène, le Chef de l’Etat prend une ordonnance modifiant et complétant cette Loi de Finances. Cette ordonnance est déposée devant le parlement qui va débattre et l’adopter. Le Chef de l’Etat va la ratifier et elle va tenir lieu de loi de Finances rectificative. La troisième Loi de Finances s’appelle la Loi de règlement. Vous savez que le budget est un ensemble de prévisions des recettes et des dépenses. Certaines dépenses peuvent avoir été engagées pour l’année 2022, mais ne sont pas réalisées en 2022. Ça se réalise en 2023. C’est la raison pour laquelle, on laisse passer une année avant d’établir la Loi de règlement. La loi de règlements va indiquer dans les faits, les réalisations concrètes du budget qui, au moment de son adoption, n’était qu’une prévision des recettes et des dépenses. Cette Loi de règlements arrive toujours un an après l’adoption de la Loi de Finances initiale ou du correctif budgétaire. On est quand même déçu de constater que dans cette Loi de Finances, on prévoit par exemple, le payement des enseignants. L’année qui suit, tient lieu d’année de vote de la loi de règlements. Elle se passe sans anicroche, on n’indique rien de particulier. Mais quelques années après, on voit des enseignants qui se plaignent qu’ils n’ont pas été payés.
LVDK : Ça veut-dire qu’il y a eu problème quelque part…
Cela veut dire que le parlement a fait un travail fantaisiste. Si le parlement avait été un peu vigilant, il aurait observé qu’ils avaient prévu un tel montant pour le payement des enseignants par exemple. Parce que, les parlementaires sont tenus de faire ce qu’on appelle des comptes rendus parlementaires en faisant des tournées dans leurs différentes circonscriptions électorales. A l’occasion, ils sont en contact avec les enseignants du primaire, du secondaire, les vacataires. Ils devraient être capables de porter leurs doléances au niveau du parlement en faisant savoir que cette loi de règlements que nous sommes en train de voter qui dit qu’on a payé intégralement les enseignants avec le montant qui avait été prévu, ne reflète pas la réalité sur le terrain. C’est pour cela que, personnellement, je suis déçu de ce que les parlementaires ne font pas exactement leur travail. Leur travail consiste au contrôle de l’action gouvernementale et au vote des lois. On se rend compte qu’ils ne contrôlent pas l’action du gouvernement. Donc, à la question de savoir s’il faut saluer cette augmentation du budget qui passe à 6.000 milliards, je dis qu’il soit de 3000 milliards, 4000 milliards, 6000 milliards, il ira même jusqu’à 10.000 milliards, on ne va pas constater grand-chose sur notre quotidien.
LVDK : Où attendez-vous concrètement l’action des parlementaires ?
Si le parlement ne contrôle pas l’action du gouvernement ; faire en sorte que l’argent qui était prévu pour payer les enseignants soit effectivement orienté vers cela. On a prévu de l’argent dans le budget pour électrifier un village, l’année d’après on vote la loi de règlement qui indique que ce budget a été réalisé à 100%. Quand on arrive dans ce village, on ne voit aucun poteau, on ne voit aucun candélabre, on ne voit aucun réverbère. Où est allé l’argent ? Le vote était-il donc fantaisiste ? Comment les députés peuvent-ils se dérober devant leurs missions. C’est une mission constitutionnelle. Est-ce-que je devrais me réjouir que le budget ait franchi le cap de 6000 milliards ? Je me prends à vous manifester ma déception de ce que les parlementaires n’arrivent pas véritablement à contrôler l’action du gouvernement afin que l’argent qui a été prévu dans le budget puisse servir. Donc je ne devrais pas m’en réjouir. Je me réjouirais lorsque les 6000 milliards seraient effectivement orientés vers la réalisation des politiques publiques qui ont poussé le gouvernement à définir ce montant.
LVDK- Quel impact cette augmentation du budget peut-il avoir sur le quotidien des populations ?
Le principal impact qui me concerne aussi et tous les automobilistes, c’est qu’en réalité, le super que j’achète à 670 F, je devrais l’acheter à 1125 F, le gasoil que j’achète à 569 F, je devrais l’acheter à 950 F, la bouteille de gaz de 12,5 kg que j’achète à 6500 F, je devrais l’acheter à 9500 F. vous voyez que cette augmentation permet au gouvernement qui, dit-il, investit 670 milliards pour subventionner et maintenir les prix de carburant à la pompe stable, comme ça été le cas depuis le mois de février 2008. Pour cela, je tire un coup de chapeau au gouvernement pour cette prouesse. C’est ce qu’on appelle la préservation du pouvoir d’achat.
Entretien avec Blanchard BIHEL