Malgré les appels au calme, ça bouillonne à Eséka. Le flou autour du décès de Koum Frédéric met en lumière une implication trouble des forces de maintien de l’ordre. Entre indignation communautaire et promesses institutionnelles, le récit d’un drame aux multiples responsabilités.
Par voie de communiqué, l’entreprise agro-industrielle Socapalm a exprimé ses condoléances à la famille de M. Koum Frédéric, riverain décédé à Eseka, précisément dans le village de Song Bikoun, dans des circonstances encore obscures. En affichant sa « profonde douleur », la société pose les premières pierres d’une communication sobre, centrée sur l’émotion collective et le respect du deuil communautaire.
Selon les informations disponibles à ce jour, une équipe de sécurisation mandatée par les planteurs indépendants (PPE), et non par Socapalm, aurait tenté d’interpeller des personnes surprises en train de voler des régimes. Un face-à-face serait alors intervenu entre ces individus et l’équipe de sécurisation, ce qui a conduit à l’alerte de la gendarmerie pour rétablir l’ordre et procéder aux arrestations. C’est au cours de cette intervention que Libong Koum, qui ne semblait pas impliqué dans le vol, aurait été interpellé. Les circonstances exactes de son décès restent à confirmer.
Ces faits font actuellement l’objet d’une enquête à la compagnie d’Eseka. À l’unanimité, tant pour l’entreprise que pour les riverains, la victime n’était pas été impliquée dans la tentative de vol des régimes de palme qui a justifié l’intervention. Pourtant, il a été conduit à la brigade. Son décès, survenu peu après, soulève de nombreuses interrogations, alors que les versions se contredisent et que l’autopsie tarde à établir les faits. Au cœur de cette opacité, c’est l’arbitraire de l’intervention et le rôle de la gendarmerie qui choquent.
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Mais que s’est-il réellement passé ? Selon les responsables de la Socapalm que nous avons rencontrés au cours de notre descente sur le terrain, l’incident a éclaté lors d’une opération de sécurisation des plantations d’Éséka, régulièrement victimes de vols de noix de palme. Ce jour-là, une équipe de vigiles a aperçu un individu fuyant avec un sac de noix à la lisière du village Song Bikoun. Interpellé, l’homme a abandonné son butin avant de s’échapper. Alertés, des villageois ont accouru, réclamant le sac au nom d’un habitant. La tension est montée, les vigiles refusant de céder. Leur chef, appelé en renfort, a tenté une médiation infructueuse avant de solliciter la gendarmerie. Sur place, les FMO ont maîtrisé la foule et arrêté plusieurs assaillants. Alors que les suspects étaient déjà dans le véhicule, le défunt, absent jusque-là du théâtre des opérations, arrive et s’enquiert des faits. Sans lien apparent avec l’affaire, il est néanmoins embarqué alors qu’il ne présentait, selon les déclarations des membres de sa communauté, aucun problème de santé. Le lendemain matin, la nouvelle de sa mort se propage dans Song Bikoun, semant l’émoi dans tout le village.
Une posture de transparence
Dans la foulée, Socapalm tente de rassurer l’opinion et réitère son ouverture à l’enquête judiciaire. Elle s’engage à communiquer régulièrement sur l’avancement des investigations et affirme vouloir « accompagner les familles et communautés riveraines », comme l’indique le communiqué. Une démarche qui vise à apaiser les tensions et à restaurer la confiance, sur fond de climat tendu. L’entreprise joue la carte de la responsabilité morale, sans s’ingérer dans le judiciaire. « Nous nous engageons à tenir informées la famille, les communautés riveraines et l’ensemble de nos parties prenantes de l’évolution de l’enquête. Un nouveau point de situation sera publié dès que les faits auront été établis de manière fiable et vérifiée », peut-on lire dans le communiqué.
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Bien que calme, la situation au village Song Bikoun est sensible et se situe entre menaces et cris de justice. À quelques kilomètres de l’usine, la tension reste vive. Les manifestants exigent des explications, dénoncent l’opacité des faits et demandent une audience directe avec la direction générale de Socapalm. Le sous-préfet de Messondo, lui, assure que la situation est sous contrôle. « Ce qu’il faut dire de manière certaine, c’est qu’à ce jour, le village Song Bikoun est calme. Le climat est serein et apaisé », affirme Gaël Mounom Lovet, Sous-préfet de l’arrondissement de Messondo. Une parole officielle qui contraste avec la fureur populaire et la défiance ambiante.
La gendarmerie pointée du doigt
Entre témoignages à charge, paroles qui dérangent, les riverains crient leur colère contre les FMO, dont le rôle social consiste à garantir la paix et la sérénité. « C’est une exécution ! », tonne le notable Nguen II, qui n’hésite pas à accuser directement les forces de l’ordre. Le frère aîné de la victime, brisé, dénonce l’absence d’information : « Mon frère était vivant au moment où on l’embarquait. Il nous a été rendu mort, sans même qu’on nous permette de voir le corps », affirme Alain Libong.
Ces témoignages, lourds de douleur et de colère, cristallisent la perte de confiance dans une gendarmerie perçue comme hors de contrôle. La force publique, censée protéger, devient ici objet de suspicion, sinon de rejet. Entre l’État, l’entreprise et la communauté villageoise, un front commun s’est formé autour d’une tripartite pour essayer de calmer les tensions. « Mon petit frère est décédé et plus rien ne peut le ramener à la vie. La seule chose que nous voulons actuellement, c’est l’enterrer dignement et en paix », affirme Alain Libong.
Le souffle étranglé de l’apaisement
C’est dans cet esprit qu’une tripartite s’est tenue le 28 juillet, entre les autorités administratives, les leaders communautaires et les représentants de Socapalm. À l’issue de cette rencontre, les mandataires ont souhaité le départ de Biyong Emmanuel, CPV de la plantation d’Eseka. Par ailleurs, le Préfet a invité la Socapalm à se rapprocher autant que possible des populations environnantes, à améliorer les rapports de bon voisinage avec les riverains et à prendre en compte leurs revendications sur le plan social. De plus, il a demandé que la levée des barricades se fasse sans délai et que les activités de la Socapalm reprennent, en veillant à ce que la sécurité des travailleurs, du matériel roulant et des installations de l’entreprise ne soit en aucun cas compromise, en conformité avec ces résolutions.
C’est ainsi que, le lendemain mardi 29 juillet, les activités de la Socapalm ont pu reprendre sans heurt. « On a engagé des négociations pour parler. Aujourd’hui, on va continuer de jauger l’état d’esprit des populations après l’incident », affirme le Sous-préfet de Messondo sur le retour à la sérénité et le dialogue pour circonscrire l’onde de choc social.
Au demeurant, la demande formulée par certains leaders communautaires lors de la tripartite du 28 juillet, visant à obtenir le départ de M. Biyong Emmanuel, Chef de projet Villagisation (CPV) à la plantation de Socapalm à Eseka, interroge à plus d’un titre. D’autant plus que l’intéressé est lui-même natif de la communauté locale, ce qui rend cette requête d’autant plus lourde de sens. Cette demande peut-elle être interprétée comme une stratégie visant à contraindre l’entreprise à des concessions visibles, en utilisant un cadre hiérarchique symbolique comme levier ? En ciblant un visage connu, un enfant du terroir intégré dans l’organigramme de la société, les villageois mettent l’entreprise face à un dilemme : maintenir son personnel au risque d’entretenir la défiance populaire, ou céder à la pression, au prix d’un précédent.
Les responsabilités
La justice, désormais sous pression, ne peut plus ignorer les accusations pesant sur les forces de l’ordre. Des allégations qui ne cessent d’enflammer les esprits et attisent la fureur populaire. Pour le représentant de l’État, en effet, « la responsabilité de Socapalm n’est pas engagée. » C’est donc vers les forces de maintien de l’ordre que tous les regards se tournent.
« Malgré les vives voix, nous avons sollicité qu’on voie même le corps. Ça a été trop compliqué, il a fallu l’intervention de Monsieur le Préfet et du Procureur de la République pour que la famille puisse voir le corps », affirme Nguen II, représentant de la collectivité. Sans avoir réalisé d’autopsie, il affirme : « On a souvent perdu des gens, nous constatons qu’il doit y avoir une blessure à la tête, donc apparemment la tête a été broyée par les coups de canon et le crâne a été fracassé, les côtes… vraiment, c’est terrible. Ça fait mal », affirme-t-il, révolté. Seule une enquête impartiale pourra démêler les chaînes de décision et de commandement ayant conduit à la mort de Koum Frédéric.
Abordant cette épineuse question des responsabilités, le Chef de terre affirme : « Ce qu’il faut dire, c’est que le lien entre la Socapalm et l’incident n’est pas très évident. Ce n’est pas la Socapalm qui a tué le jeune homme. Parce que si on admet que c’est la gendarmerie ou un gendarme, qui n’était même pas dans l’exercice de ses fonctions, qui a commis cet acte, les responsabilités seront établies », conclut-il.
Rendus à la brigade territoriale d’Eseka pour essayer d’en apprendre davantage sur ces accusations, les deux gendarmes que nous avons trouvés en faction n’ont pas osé se prononcer, nous renvoyant à la compagnie d’Eseka. Le silence judiciaire devient alors un terrain fertile aux accusations les plus lourdes. « La Socapalm est profondément choquée par ce drame. Nous partageons la douleur de la famille de M. Koum et de tous ses proches, et leur témoignons toute notre solidarité en ces heures difficiles. Nous condamnons fermement toute forme de violence et réaffirmons notre attachement au respect des droits fondamentaux et de la dignité de chaque personne », insiste le communiqué. L’entreprise cherche à garder sa légitimité locale tout en évitant l’amalgame avec les actions des forces de l’ordre.
Ce que révèle le drame d’Eseka, c’est moins un accident isolé qu’un symptôme d’un malaise profond : celui d’un appareil sécuritaire parfois perçu comme agissant en toute impunité. Si Socapalm semble jusqu’ici avoir évité la politisation de la tragédie, les regards restent fixés sur la gendarmerie. L’histoire ne pourra se clore que par l’éclatement de la vérité judiciaire. « Le sang des innocents crie toujours plus fort que les communiqués officiels », conclut le notable Nguen II.
Au moment où nous allions sous presse, nous apprenons que le Directeur Général de la Socapalm a effectué une descente sur le terrain ce 31 juillet, afin d’écouter la communauté, rencontrer la famille éprouvée à qui l’entreprise exprime tout son soutien en ces moments difficiles, et travailler avec toutes les parties prenantes (autorités administratives, municipales, judiciaires, traditionnelles et représentants des communautés) pour trouver une voie d’apaisement et maintenir des relations saines entre la SOCAPALM et les communautés riveraines.
À suivre …
Cheikh Malcolm Radykhal EPANDA