S’il y a une catégorie professionnelle au Cameroun qui est rudement mise à l’épreuve, c’est celle des magistrats, des tribunaux militaires, civils ou du tribunal criminel spécial. Toutes les catégories ont du grain à moudre en ce moment. Les juges du tribunal criminel spécial sont chaque jour approvisionnés en client de tout calibre, de personnalités ayant dans une vie récente occupée de haute fonction de l’Etat, qui décidaient qui devait aller devant le juge, et qui aujourd’hui sont appelés à occuper eux aussi le box des accusés. Ceux des tribunaux militaires sont eux aussi fournis au quotidien par des forces de l’ordre qui scrutent les rues à la recherche du moindre manifestant. Et dans leur rage ils ne laissent rien passer. Les mailles de leurs filets prennent tout au passage, même des poissons qui deviennent gênants par la suite.
Que ce soit les clients de l’opération épervier, des marches blanches, des revendications sécessionnistes, tous constituent une bonne brochette de justiciables qui mettent désormais les juges plus que jamais devant leurs responsabilités. D’où cette réflexion de maître Gérard Kameni, qui ne cesse de se poser la question de savoir quelle attitude tout le corps de la justice devrait adopter pour rester dans son rôle tout évitant de jouer le mauvais rôle.
Le serment du juge
«Moi X, je jure devant Dieu et devant les hommes de servir honnêtement le peuple de la République du Cameroun en ma qualité de magistrat, de rendre justice avec impartialité à toute personne, conformément aux lois, règlements et coutumes du peuple camerounais, sans crainte ni faveur, ni rancune, de garder le secret des délibérations et de me conduire en tout, partout et toujours en digne et loyal magistrat». Telle est la profession de foi du juge précisée dans le décret n° 95/048 du 08 mars 1995 dont certaines dispositions furent modifiées par le décret n° 2004/080 du 13 avril 2004 portant statut de la magistrature, dans son article 23. L’article 5 de ce même décret prévoit que «Les magistrats du siège disposent dans leurs fonctions juridictionnelles, que de la seule loi et de leur conscience».
A partir de là, l’avocat précise qu’au Cameroun comme le rappelait en juin 2012 André Akam Akam, dans un article intitulé » la loi et la conscience dans l’office du juge« , à la différence de nombreux pays africains, le constituant a fait de la Loi et de la Conscience, les seules bornes de l’office du juge. Et de se demander si le devoir du juge d’appliquer la loi est-il un justificatif pour effacer sa responsabilité morale face à une condamnation à une peine privative de liberté?
Le juge devant sa conscience
Le juge a-t-il une conscience ? Dans l’affirmative quelle en est sa nature : s’agit-il d’une conscience morale, d’une conscience psychologique, d’une conscience professionnelle, d’une conscience sociale ? Cette conscience est-elle repliée sur elle-même ou orientée vers le monde extérieur? Au quotidien, les magistrats sont confrontés à des situations qui les conduisent à des décisions complexes. C’est leur profession, dira-t-on. Mais ce n’est jamais simple, car «Juger, ce n’est pas simplement dire le droit, mais c’est aussi décider», comme le relève le magistrat Sami Aoun, ancien Président à la première chambre de la Cour de cassation en France. Un exercice d’autant plus difficile que les décisions du juge peuvent être lourdes de conséquences.
Gérard Kameni pense que la conscience dont il est question dans les instruments juridiques susvisés est la CONSCIENCE MORALE, celle que JJ Rousseau appelle « le juge infaillible du bien et du mal. » Il explique que dans un système de légalité stricte, où le magistrat ne fait pas la loi mais la dit, sa seule obligation professionnelle est d’appliquer le texte à la lettre, sans s’interroger sur «la légitimité morale» ? Il est l’arbitre qui représente le pouvoir, à égale distance des parties dans le conflit, et rend son jugement au nom du peuple. La loi est là pour faire régner la paix. Le juge en est “le gardien” et veille à son application.
La complexité camerounaise
La situation des différents justiciables au Cameroun en ce moment a en effet créée un conflit fréquent entre l’équité et la loi et pose un véritable dilemme au juge: dans la confusion intellectuelle, philosophique et éthique que suscite le débat entre partisans et adversaires de la peine de mort par exemple, une place significative est réservée à la morale et à la conscience. « Il y a un moment, note M. AOUN, où le simple fait d’appliquer la loi, et donc d’exercer sa fonction, rend le juge complice d’actes moralement répréhensibles, dont il n’est pas convaincu. »
Bien qu’elle soit prévue par la loi, pour certains crimes, la condamnation à mort est un châtiment qui enfreint le droit à la vie. Mais nul ne peut se substituer au Créateur et priver autrui de ce droit. La condamnation à mort est un crime commis au nom de la justice, incompatible avec la dignité humaine. Alors, jusqu’à quand faudra-t-il continuer à appliquer la loi, quels que soient le jugement et les convictions personnelles ? Le juge, qui est aussi un citoyen, ne peut pas toujours observer cette ligne de conduite. Il tentera alors d’interpréter la loi de façon à en atténuer la portée, ou à la vider de son contenu. Ce qui revient à se renier comme juriste et comme juge.
Face à ce dilemme “embarrassant”, le juge camerounais a la possibilité de recourir à son droit d’abdication, prévu par les codes de procédure, afin de se décharger de l’affaire et de demander à se faire remplacer. Prétendre appliquer la loi n’est en aucun cas un prétexte pour éviter la crise de conscience : ni la force de la loi, ni la voix du peuple ne pourront un jour effacer le poids du remords et de la culpabilité.
Que ce soit dans l’affaire KAMTO et Cie, l’affaire Sissiku Ayuk Tabe comme dans celle de Mebe Ngo’o et ses coaccusés, le juge restera une personne publique et privée. Pour maître Gérard Kameni, une nouvelle page du Cameroun s’écrira avec elles. Le combat judiciaire sera rude, titanesque, plein de suspens et sans doute de rebondissements, et quel que soit le verdict qui en sortira, chaque citoyen comprendra désormais, même sans avoir jamais mis les pieds dans une Fac de droit que « JUGER » ne se résume pas à » A DIRE LE DROIT». Puissent nos juges qu’ils soient amenés à juger un voleur d’œuf ou un voleur de bœuf, un délinquant ou un innocent se souvenir de ces propos de Voltaire : « le tout premier devoir d’un magistrat est d’être juste avant d’être formaliste ». Conclut l’avocat.
Roland TSAPI