Dans la série sur les coalitions de l’opposition lors des élections présidentielles au Cameroun, nous évoquions la dernière fois comment en 1992 la tentative avait finalement éclaté à la dernière minute, ne laissant que ce qui avait été appelée l’union pour le changement autour du candidat Ni John Fru Ndi. Finalement tous les ténors de l’opposition cette année-là se retrouvèrent à l’élection individuellement : John Fru Ndi du Sdf, Bello Bouba Maïgari pour l’Undp, Adamou Ndam Njoya de l’Udc, Jean Jacques Ekindi du Mouvement progressiste et Emah Otou du Regroupement des forces patriotiques.
D’après les résultats officiels, Paul Biya remporta les élections avec 39% des suffrages, devant John Fru Ndi crédité de 36%, Bello Bouba Maïgari 19%, Adamou Ndam Njoya 3,6%. Au regard de ces résultats, il avait suffi que Bello Bouba se joigne à l’Union pour le Changement pour que mathématiquement leurs score soit de 55%, et la coalition aurait porté ses fruits même si elle n’aurait pas réuni tout le monde. Encore qu’au-delà des chiffres officiels, les langues se sont déliées au cours des années pour témoigner que même réduite à l’Union pour le changement, la coalition conduite par Ni John Fru Ndi avait eu un score bien au-delà de ce qui lui avait été attribué.
La guerre des chiffres
Face à la presse le 18 octobre 2017 à Yaoundé, Me Akere Muna, l’un des candidats en lice cette année, l’a encore affirmé de manière catégorique : « En 1992, c’étaient les premières élections multipartites au Cameroun. Je gérais l’assemblage et le découpage des voix. Et je peux vous dire en 92, Fru Ndi a bel et bien gagné », a-t-il avancé. Dans les détails, il explique qu’en l’absence de nouveaux documents pour le pointage des voix, il avait pris les résultats des législatives qui s’étaient tenues quelques mois auparavant pour se repérer facilement.
Pour reprendre les propos de Me Akéré Muna, « il y avait une salle et chacun avait un département. Un jeune gars rassemblait les voix de tous les départements. On a commencé à annoncer, tous les jours les résultats qu’on avait pour montrer qu’on avançait. L’Etat, pris de panique, a commencé à annoncer aussi les voix. J’ai donc affecté quelqu’un qui note les voix du parti au pouvoir, le RDPC. Au bout de deux heures, il est venu me dire que ‘‘ les chiffres qu’on donne à la radio sont les mêmes que lors des législatives’’… A l’époque, le ministre Kontchou était à la Communication. Ils ont décidé de refiler les chiffres des législatives… On a appelé le ministre Kontchou pour lui faire remarquer que les chiffres qui étaient lus sont les mêmes que ceux des législatives. Il a reconnu que c’est une erreur, qu’il avait mis les résultats de l’élection présidentielle dans le même tiroir que ceux des législatives. Au moment de sortir les résultats pour la lecture, avait plutôt sorti les mauvais résultats.»
Les mêmes faits sont rapportés par le journaliste Benjamin Zebazé à la suite de cette sortie, avec des détails statistiques. Au soir du 12 octobre 1992, le journaliste avait décidé de s’appuyer sur ses correspondants à travers le pays, des hommes politiques et associatifs sur le terrain, pour publier les résultats provisoires le lendemain. Ce qu’il fit, mettant à la connaissance du public des chiffres qui seront plus tard repris à un détail près par la Cour Suprême. Le journaliste explique : « En regardant nos prévisions, dès le lendemain je précise, vous constaterez qu’ils sont quasiment conformes aux résultats publiés pour Fru Ndi et Ndam Njoya. Tout le problème vient du fait que les résultats de l’Extrême-Nord ont été tripatouillés et sont arrivés en dernière minute gonfler le score de Biya au détriment d’un Bello Bouba Maïgari consentant.»
Elu, mais pas proclamé élu
D’après des sources froides et vivantes consultées, c’est d’ailleurs au moment de la proclamation de ces résultats que tout va se jouer. La commission nationale de recensement des votes avait déjà mis près de dix jours pour pondérer les résultats, et au cours des travaux de la Cour Suprême qui statuait en vue de la proclamation des résultats, elle constatera qu’il y avait effectivement trop d’irrégularités et de fraudes pour que cette élection puisse être validée, se basant sur le recours en annulation introduite par les avocats du Sdf.
Après les débats, l’affaire fut mise en délibéré et l’audience suspendue à cet effet. C’est au cours de cette suspension que tout bascula. Les avocats du Sdf entrèrent en conclave. Nul n’ose encore dire aujourd’hui ce qui se passa entre eux et Fru Ndi, mais une chose est certaine, ce qui se passa a été déterminant pour la suite de l’audience, et pour le destin du pays. Coup de théâtre miraculeux à la reprise de l’audience. Le Sdf avait déposé la seule requête recevable sur le fond et dans la forme, et au moment où la Cour Suprême s’apprêtait à annuler l’élection, les avocats du Sdf demandèrent la parole et prononcèrent en résumé cette phrase : « Qu’il plaise à la Cour que nous retirons notre requête. » D’après les explications d’un acteur fortement impliqué à l’époque, à partir du moment où la partie prenante dont la requête servait de bas à la décision de la Cour retire sa requête, si l’Avocat général estime qu’il n’y a pas matière à poursuivre, il s’en remet à la sagesse du président. Dans le cas d’espèce, ce dernier n’ayant plus de base pour prononcer une annulation, a entériné les résultats tels qu’ils lui avaient été transmis par la commission de recensement. C’est ainsi que le premier président de la Cour suprême Dipanda Mouelle à l’époque, proclama Paul Biya vainqueur.
Pourquoi la requête du Sdf fut retirée? à qui ce retrait profitait ? Autant de questions et d’autres dont la quête des réponses conduisent encore aujourd’hui beaucoup d’analystes à la conclusion selon laquelle cela ne pouvait être possible qu’à la suite d’un accord secret. Et si cela avait été le cas, il est évident que ce type d’accord n’aura été possible que parce que le candidat de l’opposition jouait sa propre partition, car s’il avait été le fruit d’un accord scellé entre les ténors de l’opposition dans le cadre d’une coalition, les choses n’auraient pas été aussi simples. C’est ainsi que l’absence d’entente a conduit cette opposition à l’échec en 1992, et l’histoire se répètera en 2004. Nous y reviendrons en détail dans la prochaine chronique.
Roland TSAPI
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