En date du 22 mai 2019, le ministre des marchés publics Ibrahim Talba Malla a procédé à la suspension de près de 334 entreprises de la commande publique pour une durée de 2 ans. La mesure concerne aussi la cotraitante et la sous-traitance relative aux contrats publics. Ce qui peut être considérée comme une sanction est consécutive à l’abandon des chantiers et contrats gagnés par ces entreprises sur une période de 4 ans à partir de 2014. Et ce n’est pas faute de les avoir rappelées à l’ordre. Au mois de février 2019 déjà, le même ministre avait menacé de suspendre 343 entreprises, et leur avait accordé un délai de 21 jours soit pour reprendre les travaux pour les cas d’abandon, soit pour livrer définitivement. La reprise devait être attestée par un ordre de service signé du maître d’ouvrage ou le maître d’ouvrage délégué. Trois mois après, 9 entreprises seulement se serait pliées à cette injonction.
Incompétence locale
Le même mois de février 2019, le ministre de l’Habitat et du Développement urbain Célestine Ketcha Courtes avait entamé une tournée à l’intérieur du pays et est arrivée le 12 dans la ville de Douala où elle a visité les chantiers en cours et qui permettraient d’améliorer le cadre de vie, dans le domaine de l’habitat et de la mobilité urbaine. Le constat qu’elle avait alors fait de l’ampleur du phénomène d’abandon des chantiers aussi bien des routes que des logements sociaux étaient effarants. Pour l’habitat décent par exemple, sur les 10.000 logements « sociaux », les constructeurs Chinois avaient obtenu le marché pour la construction de 660 logements, et les avaient déjà livrés.
Les Petites et moyennes entreprises camerounaises par contre, avaient gagné le marché de la construction de 1175 logements, juste 340 avaient été réalisés à cette date. 535 logements étaient à l’abandon, les marchés étant résiliés. Célestine Ketcha avait presque coulé une larme devant cette situation. « Ça fait mal. Ça fait mal de voir que les entreprises camerounaises ont gagné les marchés et n’ont pas été capables de les livrer pendant huit ans, et certaines ont été payées», s’était-elle indignée à la fin de la journée.
Habitudes
Plus loin dans le passé, l’Etat avait déjà eu à prendre pareilles sanctions à l’encontre des entreprises. Le 12 avril 2016, le ministre Abba Sadou excluait 122 entreprises des marchés publics pour défaillance, pour les marchés attribués en 2013 et 2014 qui étaient soient abandonnés soit mal exécutés. Six mois auparavant, le 03 octobre 2015 c’est 146 entreprises qui étaient exclues des marchés publics pour fraude, corruption, filouterie et détournement des marchés publics. C’est dire qu’en l’espace de 4 ans, au total 602 entreprises sont tombées sous le coup des sanctions ministérielles, pour les mêmes causes pratiquement. Surtout sans que rien ne change sur le terrain. Il suffit de faire un tour dans les villes de Douala et Yaoundé pour se limiter aux grandes métropoles camerounaises, pour se rendre compte que le phénomène d’abandon des chantiers est bien une réalité camerounaise, avec les routes en tête.
Lors de sa visite sus évoquée à Douala en février 2019, le ministre de l’Habitat avait regretté : « Pour la construction des logements sociaux, le président de la République a privilégié les entreprises locales, les Pme. Nous étions sur le terrain. Plusieurs Pme qui pouvaient devenir de grandes entreprises, comme le voulait la vision du chef de l’Etat, ont abandonné le chantier. Elles ont été payées mais elles n’ont pas fait le travail. » En jetant un coup d’œil sur les différentes listes des entreprises visées, on se rend compte en effet que la quasi-totalité est camerounaise, détenu par les locaux. Et le combat des regroupements patronaux a été de tout temps que priorité soit donnée aux entreprises locales pour la réalisation des marchés publics. Mais qu’est-ce qui fait problème une fois que leur cri est entendu ?
Corruption sous-jacente
A l’analyse, la réalité est simple à percevoir. Comme l’on dit à un enseignant, si tous les élèves de sa classe échouent cela veut dire que c’est lui le problème. Si en 4 ans 602 entreprises sont suspendues des marchés publics, il y a de quoi se poser la question de savoir si ce sont vraiment des entreprises, et surtout comment elles font pour avoir des marchés. Une piste de compréhension est donnée une fois de plus par Célestine Ketcha Courtes lors de son passage à Douala le 12 février 2019 : « J’interpelle les entreprises dans leurs responsabilités à amener ce pays vers son développement. Quand un marché est lancé, même si c’est de gré à gré, vous n’êtes pas forcé de souscrire, surtout en tenant compte de vos capacités financières. Quand vous sollicitez un marché de 12milliards Fcfa, ça veut dire que vous avez au moins 4milliards Fcfa, que vous avez une capacité financière. Au moment de payer les 30%, vous serez à 40% voire 50%. Mais vous gagnez le marché après vous vous plaignez directement de n’avoir pas été payé » lançait elle à l’attention de ces entreprises qui ne cessent de démontrer leurs limites sur le terrain.
Mais s’il faut reconnaitre que les entreprises camerounaises sont passées maitre dans l’art de la jonglerie, elles ne sont qu’un maillon de la chaine. Le gros nœud étant constitué de fonctionnaires qui siègent dans les commissions de passation des marchés. Que font-ils lors de leurs sessions assorties de costauds perdiems, alors qu’ils sont justement là pour s’assurer que les entreprises qui sollicitent les marchés disposent effectivement de ces capacités techniques, matérielles, humaines et financières avant de leur attribuer le marché ?
Le décret 2018/366 du 20 juin 2018 portant Code des marchés publics a pourtant prévu une batterie de dispositions qui, si appliquées éviterait qu’on en soit à suspendre des entreprises, puisqu’elles n’auraient même pas à avoir le marché si certaines conditions ne sont pas remplies. Au lieu de suspendre les entreprises et s’arrêter là, le ministre ne devrait-il pas plutôt songer à suspendre aussi les commissions des passations qui attribuent ces marchés ? Sinon il va continuer comme ses prédécesseurs, à trouver des mauvaises solutions aux vrais problèmes, qui se trouvent être la corruption qui gangrène la chaine de passation des marchés.
Roland TSAPI