Ils étaient quatre-vingt-quatre soldats, capturés et faits prisonniers de guerre sur la péninsule aux eaux poissonneuses et pétrolifères de Bakassi. Depuis vingt-trois ans, ils réclament leur dédommagement et l’amélioration de leur condition de vie.
Pour la deuxième année consécutive, la commémoration de la rétrocession de la péninsule de Bakassi au Cameroun le 14 août 2008 est passée inaperçue à cause de la pandémie du coronavirus. Elle n’a même pas eu lieu. Pourtant depuis cette fameuse date, le pays commémorait, chaque année, cette victoire diplomatico-judiciaire acquise après plus d’une décennie de conflits frontaliers entre le Cameroun et le Nigéria.
C’était assurément l’occasion de saluer et de s’incliner sur la mémoire de tous ces vaillants soldats engagés sur le champ de bataille. A côté de ceux tombés sur champ de bataille, il y en a qui vivent encore. Il s’agit de ces soldats capturés et faits prisonniers de guerre au Nigéria de 1996 à 1998. Ils étaient quatre-vingt-quatre qui crient depuis à l’abandon.
Cela fait vingt-trois ans que ces derniers demandent à l’Etat de se pencher sur leur situation. Exprimée dans une correspondance adressée au président de la République en 2017, dans laquelle, ils demandaient leur dédommagement en tant que prisonnier de guerre ; l’amélioration de leur condition de vie. Suite à cette missive, une commission conduite à l’époque par le colonel Affana avait été constituée et envoyée rencontrer les soldats en 2018. Cette commission avait recueilli les doléances des revendicateurs. «Nous avions demandé à ce que notre situation soit examinée. Que nous soyons dédommagés. Les trois quarts d’entre nous n’ont pas de logements. Beaucoup parmi nous sont déjà morts. Sur quatre-vingt-quatre que nous étions, près d’une vingtaine sont déjà décédés. Les gens passent le temps à dire au président que nous sommes en santé, que tout va bien alors que nous sommes en train de mourir. On meure de soucis. Etant en prison, beaucoup ont perdu leurs familles; des femmes se sont remariées, des enfants sont décédés, des situations traumatisantes », se lamente un ex-prisonnier sous anonymat. Depuis lors le dossier est sans suite. Aussi déplorent-ils le manque de considération à leur égard.
A leur retour en novembre 1998, suite à un échange de prisonniers négociés par l’Onu entre le Cameroun et le Nigeria, ces ex-prisonniers n’avaient même pas eu droit à une cérémonie d’honneur. «Nous n’avons même pas eu droit à une simple cérémonie d’honneur, pas de médaille, encore moins un avancement de grade. Seules deux personnes ont eu un avancement notamment le colonel Nkomè Divine alors capitaine à l’époque qui était passé au grade de commandant et un autre avancé au grade d’adjudant-chef», indique un ex-prisonnier de guerre. Accueillis à l’aéroport international de Yaoundé Nsimalen par le général Pierre Semengué alors général des armées, en l’absence des membres du gouvernement, ils avaient été discrètement conduits à l’Ecole militaire interarmées (Emia) raconte notre interlocuteur. « Dans tous les pays du monde, même aux Etats-Unis, lorsque des prisonniers de guerre rentrent, ils sont accueillis avec tous les honneurs. Ce qui n’a pas été le cas chez nous. Nous sommes rentrés en cachette », déplore ce dernier.
Ils avaient été capturés à la suite d’une attaque perpétrée par l’armée nigériane une matinée de février 1996 après sept jours d’intense combat. Ils durent capituler face à la puissance de feu de l’armée nigériane lourdement armée qui pilonnait les positions de ces éléments sous-équipés et en sous effectifs. « Nous nous sommes rendus nous-mêmes. Parce que nous n’en pouvions plus. Nous étions en sous effectifs, sous-armés et sans alimentations», se souvient cet ex-prisonnier de guerre. Avant d’ajouter : «Pendant sept jours, ils ont pilonné nos positions. L’eau était noire des soldats nigérians estimés à près de mille cinq cents hommes contre une cinquantaine que nous étions. Nous ne pouvions plus rien. C’est ainsi que nous avons pris la décision de nous rendre. Mais avant cela, nous nous sommes battus jusqu’au bout, nous avons pu détruire trois de leurs navires. Il faut savoir qu’en guerre, capituler est l’étape la plus difficile. Parce que vous ne savez pas quelle sera la réaction de l’adversaire. En voyant les cadavres de ses camarades, il peut décider de vous tuer. D’ailleurs lorsqu’on s’est rendu, un capitaine nigérian avait suggéré à son colonel de nous fusiller et de nous jeter à l’eau. Il avait dit « we fire dem», mais le colonel avait refusé, parce qu’il était originaire du Nord du Nigéria du côté de Maïdougouri et il devait avoir de la famille de l’autre côté de la frontière camerounaise», se souvient-il.
Durant leur séjour en captivité à la prison d’Enugu au Nigéria pendant deux ans, ces quatre-vingt-quatre prisonniers de guerre contractèrent des maladies qu’ils traînent jusqu’à nos jours. «Nous avions fait trois jours de route attachés comme des animaux. Nous étions torturés et subissions des traitements inhumains. Dans nos repas, ils mettaient du sable. Les prisons étaient éclairées à la lumière vive. C’est de là que moi et tous les autres sommes rentrés avec toutes ces maladies que j’ai aujourd’hui notamment les problèmes des yeux, des dents parce qu’on croquait du sable, les problèmes d’audition, des traumatismes corporels, les handicaps et autres paralysies».
«Nous nous prenons en charges avec nos petits moyens de la retraite. Il faut acheter des médicaments, il faut payer le loyer parce que beaucoup n’ont pas de domiciles ; il faut se nourrir, des familles se sont disloquées, les femmes se sont remariées, nous avons trouvé des enfants décédés, des situations vraiment traumatisantes», enfonce-t-il.
Trente ans après l’épopée de la coupe du monde 1990 en Italie au cours de laquelle le Cameroun atteignit pour la première fois les quarts de finale d’une coupe du Monde, le président de la République a honoré sa promesse faite à cette cuvée en leur octroyant des logements. Sans doute, saura-t-il également entendre les cris de ces soldats qui se sont battus sur le champ de bataille pour la préservation de l’intégrité nationale.
B.B.