A chaque Loi de Finances, ses victimes. Cette année, elle fait des mécontents chez les salariés qui ont des revenus importants. Leurs revenus salariaux connaîtront une baisse suite aux procédures fiscales introduites dans la loi de Finances 2024. Dans cet entretien, Dr Jean Marie Biada, expert en fiscalité, expert formateur certifié Onudi en diagnostic et mise à niveau des entreprises, décrypte les contours de ces dispositions qui provoquent des grincements de dents chez les concernés.
LVDK : Après une année 2023 difficile sur le plan socio-économique suite à la hausse des prix des produits pétroliers à la pompe, à quoi les Camerounais devraient-ils s’attendre en 2024?
Les Camerounais devraient s’attendre pratiquement aux mêmes difficultés qui ont prévalu au cours de l’exercice 2023. Au motif que le budget 2024 est sensiblement le même que celui de l’année dernière, majoré seulement de 13,2 milliards en valeur absolue et 2,2% en valeur relative. Donc, c’est pratiquement le même budget qui a été reconduit, soit 6.729 milliards l’exercice dernier et aujourd’hui, nous en sommes à 6740,100 milliards.
Les difficultés attendues sont l’inflation, le solde de la dette des enseignants qui réclament beaucoup d’argent à l’Etat et qui ne pourra pas être apuré immédiatement. Cela se fera progressivement. Les difficultés seront également au niveau de la fiscalité, qui au cours de cette année a encore progressé. La loi de Finances a procédé à un élargissement de l’assiette fiscale. Certaines activités qui, jadis n’étaient pas fiscalisées, le seront au cours de cette année 2024. Je prendrais l’exemple des activités onéreuses qui rapportent de l’argent sur des plateformes digitales. Lorsque je faisais par exemple le e-commerce, je n’étais astreint au paiement d’un quelconque impôt; quand je faisais du drop shipping ou livraison directe (forme de vente sur internet dans laquelle le vendeur ne se charge que de la commercialisation et de la vente du produit, Ndlr), je n’étais astreint au paiement d’un quelconque impôt ; cela est valable pour les créateurs de contenus, ceux qui tournent des séries, les déposent sur les plateformes, ils percevaient de l’argent et ne payaient un quelconque impôt. Mais pour l’exercice 2024, tous ceux qui exercent des activités qui rapportent de l’argent sur les plateformes digitales sont désormais astreints au payement de l’impôt sur le bénéfice de l’ordre de 5% en principal, plus les 10% de centimes additionnels communaux, plus 0,5%, ce qui donne 5,5%.
Globalement, les difficultés se résument à l’inflation, l’élargissement de l’assiette fiscale, le manque d’emploi, les produits pétroliers finis qui menacent encore de flamber au niveau de la pompe. Voilà en quelque sorte ce qui attend les consommateurs, les ménages, les opérateurs économiques, les promoteurs d’activités générateurs de revenus et autres salariés de la fonction publique pour l’exercice 2024.
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LVDK: D’après le Co-président du Groupement des entreprises du Cameroun, (Gecam), Célestin Tawamba, les revenus salariaux devraient connaître une baisse de 5 à 20% suite aux procédures fiscales introduites dans la loi de Finances 2024. Confirmez-vous cela?
Oui ! D’entrée, je confirme que les revenus salariaux de certains «gagne-gros », je tiens à le préciser, leurs revenus salariaux devraient être minorés cette année du fait de certaines dispositions contenues dans la loi de Finances 2024. De mon point de vue, je dirais que nous sommes là en face de ce qu’on pourrait appeler l’équité fiscale. Il y a trois ans, les gagnepetits, lorsqu’il a été question d’augmenter par exemple le droit de timbre automobile, (Dta) les gagnepetits avaient été fortement secoués. L’usager qui avait son véhicule d’une puissance administrative qui n’excédait pas 8 chevaux voyait son Dta qu’on appelle également vignette automobile, passer de 15.000 à 30.000 Fcfa. Soit un taux d’augmentation de 100%. Celui qui avait un véhicule dont la puissance administrative excédait 8 chevaux mais n’atteignait pas 13 chevaux voyait également sa vignette passer de 25.000 à 50.000 Fcfa. Or, celui qui avait sa vignette de 14 à 77 chevaux, au lieu que sa vignette passe de 100.000 à 200.000 ou de 75.000 à 150.000 Fcfa, on a assisté à une augmentation de 25.000 Fcfa seulement. Donc, à peine, moins de 50%. Donc dans le cas de l’augmentation de la vignette automobile, les taux d’augmentation avaient fortement pénalisé les gagne-petits. Ceux qui roulaient dans les voitures à faible puissance administrative avaient supporté 100% de taux d’augmentation, alors que ceux qui avaient des gros véhicules, des véhicules d’une puissance administrative élevée, plus 14 chevaux et qui sont censés avoir un peu plus de moyens pour payer cette vignette, avaient bénéficié des taux d’augmentation inférieur à 50%. C’était de mon point de vue injuste et à la limite même inique.
Pour éviter cette iniquité fiscale, la loi de Finances 2024 a dit, pour ce qui est des gagne-gros, je vais aller chercher de l’argent dans leurs salaires. Nous parlons ici des gens qui ont des salaires de 2, 3, 4,5 et de 5 millions. C’est eux qui sont concernés par cette nouvelle fiscalisation qui va chercher l’Irpp, (l’impôt sur le revenu des personnes physiques), qui va fiscaliser les éléments de salaire qui hier étaient exonérés. Ce sont ces gagne-gros qui doivent passer à la caisse. Généralement, ceux qui ont ces gros salaires ne sont pas des Camerounais ordinaires. Regardez le niveau des salaires de la fonction publique. Personne dans la fonction publique ne touche 1.000.000 Fcfa même avec tous les avantages réguliers et imaginairement irréguliers. Or, dans le secteur privé, ceux qui touchent des gros salaires, ce sont des expatriés. Des gens qui travaillent dans des multinationales qui ramassent beaucoup d’argent sur le territoire national et qui devraient pouvoir accepter que leur faculté contributive soit largement supérieure à celle des gagne-petits. Ainsi, je confirme qu’il va y avoir baisse des revenus salariaux pour les gagnes-gros et ce ne serait que de mon point de vue une sorte d’équité fiscale.
LVDK: Pour la gouverne de nos lecteurs, le co-président Gecam évoque l’élargissement de la liste des avantages en nature soumis au barème d’imposition, que doit-on comprendre de ces nouvelles mesures ?
L’élargissement de la liste des avantages en nature soumis au barème d’imposition renvoie au fait que les gagne-gros, comme je l’ai indiqué plus haut, sont des gens qui ont droit à un certain nombre d’avantages notamment l’eau, l’électricité, le téléphone, internet, la sécurité, le personnel de maison, un hôtel particulier. Chacun de ces avantages en nature par le passé, n’était pas fiscalisé. Et même s’il y avait une fiscalité qui pesait sur ces avantages en nature, c’était une fiscalité sommaire de l’ordre 5%. Aujourd’hui avec les réformes intégrées dans la loi de Finances 2024 qui a été consacrée par la loi du 19 décembre 2023, il se passe que la majeure partie de ces avantages en nature qui supportaient une fiscalité allégée ou une non fiscalité sont désormais soumis au régime de fiscalisation à un taux vraiment élevé. C’est la raison pour laquelle il y a des grincements de dents. C’est ce que prévoit la loi, mais la circulaire du 29 décembre 2023 du ministre des Finances, n’a pas pu permettre aux agents chargés d’appliquer ces nouvelles dispositions de le faire. C’est d’ailleurs pourquoi le ministre des Finances a demandé à ses services compétents de la Direction générale des impôts de surseoir d’abord à l’application de ces dispositions. Toutefois, je précise que le Minfi n’est pas en train de dire que cela ne va pas se faire.
En gros, vos lecteurs devraient comprendre que certains avantages qu’on accordait à ces gagne-gros, l’eau, l’électricité, le téléphone, internet, le personnel de maison, le carburant, l’hôtel particulier paieront désormais une fiscalité un peu forte.
Entretien avec Blanchard BIHEL