De manière triviale, il est communément admis que la vérité finit toujours par triompher. « On ne cache jamais la lumière du soleil » rétorquerait un certain libérateur libéré. L’artiste camerounais Franko illustre à merveille cet avis. Lui dont le titre « Coller la petite » vient de décrocher un disque d’Or en France. Un véritable exploit pour un créateur vivant sur le continent noir.
Ce succès contraste avec la polémique qu’a suscitée « Coller la petite » à sa parution en 2015. L’univers politico-social camerounais fut alors bouleversé par la chanson d’un néophyte du gotha musical. Les partisans et opposants de la chanson se recrutaient un peu partout. Les honorables députés de notre chère Assemblée nationale ont même consacré une séance de leurs débats à « Coller la petite ». Une première dans nos annales parlementaires. Dans la tourmente, un préfet qui officie dans les hautes terres à l’Ouest du pays a dû tordre sa plume.
Pour ma part, je n’ai aucun laurier à décerner. Toutefois, j’estime qu’il importe d’élucider les paroles de la chanson de Franko, source d’un succès qu’une pseudo-polémique n’a pas pu ternir.
Une logique rigoureuse
« Coller la petite » est l’histoire d’un jeune garçon dont le cordon ombilical n’a pas été sectionné une seconde fois. Il se retrouve à une soirée festive au milieu de ses pairs. Seulement l’assistance constate qu’il est dépaysé, sans doute à cause de l’influence maternelle. Toute la chanson est constituée des remarques et conseils de ceux qui n’apprécient pas ce genre d’auto-exclusion.
Tout au long de sa chanson, Franko fait preuve d’une cohérence admirable. Tous les éléments de son univers sont tenus par une logique rigoureuse. Il suffit d’être bien attentif pour constater que le monde de Franko est organisé selon les précisions d’un architecte. L’œuvre est produite par le très bien nommé Hors jeu music. Or, ceux qui ont assimilé quelques notions élémentaires en matière de football savent que le hors jeu n’est pas délimité par une ligne précise. Il résulte de la position de l’adversaire par rapport au porteur du ballon. Puisqu’il s’agit d’une situation irrégulière, l’arbitre intervient, car cette manière de procéder est illicite.
L’univers dans lequel nous promène Franko se trouve justement en deçà de l’acceptable. C’est un univers que le bon sens ne saurait valider. Un univers que chacun de nous, mû par la raison se doit de stigmatiser. Loin de Franko l’idée de vouloir ressusciter Sodome et Gomorrhe. Il le dit clairement d’entrée de jeu : cf ses tout premiers mots. Pour enfoncer le clou, il qualifie lui-même le tableau qu’il va peindre de « Betchakala Babobe » : désordre total.
Comme les cinéastes ou les écrivains
La morale s’en est allée. Du moment où les âmes sensibles ont été prévenues, pourquoi encore s’offusquer de la cruauté des images ? Comme les cinéastes ou les écrivains, Franko a joué son rôle d’artiste, c’est-à-dire de créateur tout simplement. L’énorme polémique qui a suivi la parution de cet opus n’avait pas, à mon avis, lieu d’être. Le public s’est permis de tracer une ligne physique pour délimiter le jeu du hors jeu. Même en football, on l’a vu plus haut, cela n’existe pas. Piètres arbitres que nous sommes.
La suite n’est qu’une illustration de ce qui a été dit « en exergue ». Nous nous trouvons dans un univers festif où la frénésie est généralisée. La fête se soustrait des périodes de production économiques, c’est pourquoi elle a lieu la nuit ou les jours dit fériés. Ici chez Franko, la fête en question se déroule le soir, ou mieux, la nuit, moment où tous les chats sont gris et propice aux orgies. La fête par définition est une période où les considérations sociales sont suspendues, les barrières brisées. La fête procède à des mélanges de catégories qui, en temps normal, sont dissociées : les classes sociales, les sexes, les âges, les liens de famille. « Même si c’est ta sœur, même si c’est ta cousine, même si c’est ta tante, c’est d’abord la fête ». L’individu libéré de son rôle social est davantage sommé de s’étourdir et de se fondre dans l’anarchie collective. D’où l’acharnement sur ce garçon qui veut rester lucide. « Si tu n’avais pas envie de ndjoka, il fallait rester chez toi. Parce que ici c’est la fête et tout le monde a l’obligation de bouger ». La fête est le lieu où règne le Ca, or le jeune homme veut se conduire d’après le Moi. L’assistance s’insurge contre lui parce qu’il veut rompre ce que Roland Jaccard appelle un « équilibre précaire ».
Ayant bien adapté son univers aux exigences de la fête et pour montrer la dictature du collectif sur l’individu, Franko peut conclure : «Tout le monde est fou ». Il faut sans doute rappeler que la folie ici doit être considérée dans son acception ethno-psychiatrique qui, selon Georges Devereux, est un écart par rapport à la norme sociale. Dans ce monde à l’envers, la lubricité et la beuverie ont pignon sur rue. L’interdiction est formelle de réfléchir : « Surtout arrête de cogiter ».
Dans une chronique parue dans La Nouvelle Expression datée du 4 décembre 2015, Suzanne Kala Lobé a cru bon d’écrire Franko avec un « c ». Voulait-elle affubler l’artiste des attributs propres à la dictature ibérique pendant la guerre froide ? Toujours est-il que l’univers frankoïen est caractérisé par une dictature. Les descendants d’Adam y oppriment atrocement la gent féminine.
L’homme n’est pas un petit
Par un procédé de dérivation impropre, la femme est qualifiée de Petite, c’est-à-dire, ramenée au rang des cadets sociaux. La femme se singularise par son manque d’initiative et surtout sa passivité. La femme est ce que l’on récupère, ce que l’on embrouille, ce que l’on angoisse et ce que l’on sanga. Dans cet univers, la femme est toujours objet, les grammairiens diront complément d’objet direct. On la mange avec appétit. Elle est, humiliation suprême, chosifiée : « Dis donc, colle les bêtises ». Un seul rôle (actif celui-là) lui est clairement assigné : il consiste à faire oublier les ennuis (du Seigneur Monsieur le Mâle).
L’homme par contre est le Tout Puissant décideur. Par essence, il est l’acteur principal. C’est lui qui agit. Il est le sujet au sens grammatical du terme. Sa supériorité et sa domination ne font l’ombre d’aucun doute. Il dépasse le super-glue qui est une colle très forte. Et, consécration suprême, il n’est pas un petit. Tout le contraire de celle-là.
Je pense sincèrement que si l’opus de Franko a été voué aux gémonies, c’est essentiellement à cause de sa coloration lubrique bien accentuée. De manière prosaïque, coller une petite lors d’une soirée dansante c’est danser au plus près d’elle, de manière à ce que les deux corps soient en contact. Avec l’œuvre de Franko, cette expression qui sert de titre à sa chanson a connu un glissement sémantique. Et du coup coller une petite signifie ce que nous imaginons tous, aidés par nos pulsions libidinales.
Le secours du zoblazo
La chanson de Franko a certainement heurté des personnes à l’impudicité affichée. L’artiste s’est particulièrement intéressé aux rotondités féminines. Il distingue le fessier proéminent (Mandjadja) de celui rebondi latéralement (Matongo). Quand ils ne sont pas fermes (pointus), les seins sont flasques (babouches). Je précise que Franko fait ici un clin d’œil au chanteur Meiwey qui avait établi une typologie de seins dans sa chanson à succès « Miss lolo ».
Enfin, Franko distingue la fille androïde de la tchoronko. La première est la jeune fille qui sort de la puberté et qui conserve encore toute sa beauté et ses charmes. Son habillement tendance va de pair avec son goût élevé pour les nouveaux modes de communications : Smartphone, whatsapp… A l’opposé, la fille tchoronko est celle qui a perdu ses attraits physiques (multiples maternités ?). Elle est surannée et de peu de valeur.
L’on peut convenir que avec « Coller la petite », Franko présente un univers qui ne peut être accepté de tous. Le regard concupiscent qu’il jette sur le corps de la femme blesse notre sensibilité judéo-chrétienne. Le rôle social qu’il lui assigne contraste avec les aspirations féministes de ce vingt et unième siècle. Le fusil devrait changer d’épaule à chaque 8 mars.
Mais ne l’oublions à aucun moment, nous étions dans un univers créé par Franko, qui, à ma connaissance, n’est pas journaliste. Le dix-neuvième siècle européen avait estimé que les artistes étaient des demi-dieux, car ils recréaient le monde. Et celui de Franko est hors jeu. Toute ressemblance avec la réalité est pur hasard.
La licence poétique
S’il y a un point où Franko a quelque peu excellé, c’est bien celui de son vocabulaire. L’artiste a su, de manière intelligente et subtile, utiliser les mots et expressions qui trouvent leur sens uniquement dans l’environnement camerounais. Franko ne s’est pas empêtré dans un pidgin classique. Il n’a pas versé non plus dans un camfranglais systématique. Dans un français à la grammaticalité irréprochable, il réussit à injecter des mots dont le sens n’est connu que par les habitants et ressortissants de l’Afrique en miniature.
Le « ndjoka » (fête) a été récupéré par le Comité d’organisation de la dixième Coupe d’Afrique des Nations de Football féminin. Tous les dictionnaires de langue française ignorent l’expression « taper les styles ». Chez Franko, elle signifie marquer sa différence. Les immobiles, du moins les immortels qui siègent à l’Académie française devraient se hâter.
A l’instar de notre diplomatie, il porte plus haut notre vert-rouge-jaune national. Sur la toile, il totalise plus de 40.000.000 de vues. Le disque d’Or récemment obtenu en France, le Kunde du meilleur artiste d’Afrique centrale (Ouagadougou, avril 2016) sont autant de consécrations à l’international. Puisque nul n’est prophète chez soi, il est tout à fait normal que ses ailes de géant qui l’ont empêché de marcher dans son propre pays lui ont permis de voler à l’étranger. Nous avons trop tôt trouvé un enjeu à un jeu qui se voulait hors jeu.
Bon vent l’artiste !
Jean Ferdinand TCHOUTOUO, Critique culturel