Le jeune enseignant de mathématiques assassiné dans un lycée à Yaoundé s’est retrouvé là où il n’aurait pas dû être, à la recherche de quoi survivre. Son sort aurait été différent si le système gouvernant n’était pas conçu que pour déshumaniser le fonctionnaire de l’enseignement
Suite au décès de l’enseignant à qui un élève a ôté la vie dans un lycée de la capitale politique Yaoundé le 14 janvier 2020, le ministre des Enseignements secondaire, Pauline Nalova Lyonga Egbe, n’est pas restée insensible. Avec une réactivité rarement connue chez les membres du gouvernement, elle a commis le même jour un communiqué radio presse Tv, dans lequel on lit : «Le ministre des Enseignements secondaires porte à la connaissance du public que le mardi 14 janvier 2020, monsieur Njomi Tchakounté Boris Kevin, professeur de mathématiques en service au lycée de Panke Djinoum dans la région de l’Ouest, a été mortellement poignardé par un élève de 4eme Espagnol du lycée classique de Nkolbisson, en plein cours. Pour l’heure les enquêtes sont en cours pour déterminer les mobiles de cet acte odieux. Le ministre, au nom du gouvernement et de la communauté éducative toute entière adresse ses sincères condoléances et exprime sa sympathie à la famille durement éprouvée ainsi qu’aux enseignants. Elle invite ces derniers au calme et les rassure que toutes les mesures sont prises pour que force reste à la loi. » La publication de ce communiqué a tout de suite jeté le doute dans les esprits, l’opinion entendait bien que la scène se déroulait dans un lycée à Yaoundé, et lisait un communiqué disant que l’enseignant était en service au lycée de Panke Njindoun, mal orthographié dans le communiqué.
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Désaveu
Panke Njidoun est une localité située dans le département du Noun, arrondissement de Kouoptamo, à 56 km de Bafoussam la capitale régionale de l’Ouest, et à une heure 16 minutes de Foumban le chef-lieu du département. Cet établissement public qui était un collège d’enseignement secondaire au départ, a été transformé en lycée d’enseignement général par décret du premier ministre Philémon Yang signé le 12 septembre 2014. Dans le fichier du ministère des Enseignements secondaires, c’est effectivement dans cet établissement que le jeune enseignant a été affecté à sa sortie de l’école en août 2019. Dans le jargon approprié dans la fonction publique, il était donc un enseignant en cours d’intégration en abrégé ECI. Que faisait-il alors au lycée de Nkolbisson, à plus de 300 kilomètres de son lieu d’affectation, et quel sens donner au communiqué du ministre ? Un membre de la Communauté éducative explique : « Le Ministre a fauté en jetant par son communiqué son enseignant décédé à la vindicte de l’opinion publique. Cette précision inopportune et superflue sur son poste de travail doit être comprise comme une accusation contre quelqu’un qui est déjà mort. On ne tire pas sur un corbillard! Autrement dit, le ministre insinue que comme l’enseignant était absent de son poste de travail et s’est retrouvé dans un autre lycée, il est en faute professionnelle et n’a plus droit à aucun égard. Voilà le message subliminal du Ministre. Or elle sait très bien pourquoi ce prof en cours d’intégration s’est retrouvé à dispenser des cours comme vacataire au lycée de Nkolbisson plutôt que d’être en train d’enseigner dans le Noun. Voilà l’explication.»
Système hostile
Le pourquoi dont parle ce membre de la communauté éducative, est expliqué en détail par Augustin Tchamandé, enseignant syndicaliste à Bafoussam: « En gros, après la remise des diplômes, les enseignants en cours d’intégration entrent dans un labyrinthe dont les principales étapes sont : 1- la prise de service au ministère des Enseignements secondaires : durée, 1 mois. 2- L’affectation à un poste de travail, après environ 3 à 6 mois. 3- La prise de service au poste d’affection par l’enseignant. Les frais de relève qui auraient dû lui permettre de rejoindre son poste sont parfois payés après 1 an voire plus, à un taux forfaitaire qui n’a rien à voir avec la réglementation. 4- Certains chefs d’établissement refusent de délivrer cette pièce à savoir la prise de service pourtant essentielle à la constitution du dossier administratif. 5- A partir d’ici, les délais pour l’intégration dans le corps peuvent aller jusqu’à 1 voire 2 ans. 6- Après l’intégration, la prise en charge financière peut prendre jusqu’à 2 ans encore. En attendant, l’enseignant ECI se débrouille avec les vacations et un pécule d’environ 30000f versé par l’Association des parents d’élèves et d’enseignants de l’établissement d’attache pour les plus chanceux. Au total, c’est un chemin de croix d’au moins 6 stations et qui peut durer parfois jusqu’à 4 ans. »
Survie
En clair, le jeune enseignant s’est retrouvé au lycée de Nkolbisson pour faire des cours de vacation, parce qu’il cherchait de quoi vivre, étant victime d’un système déshumanisant. Il avait eu son salaire comme tout travailleur digne, qu’il serait tranquillement installé à Kouoptamo à son poste d’affectation, profitant de l’air frais et se nourrissant des aliments sortis des champs à moindre coût et cultivés dans des conditions bio, que de se retrouver dans cette jungle de la ville où il a finalement laissé sa vie. En plus, le fait qu’il se retrouve à Yaoundé ne signifie pas qu’il était absent de son poste de travail à Panke Njidoun. Un responsable d’établissement dans une zone rurale explique que quand un enseignant en cours d’intégration est affecté dans son établissement, connaissant sa condition, il s’arrange à concentrer ses heures réglementaires hebdomadaires sur deux jours, ce qui lui permet de chercher les cours de vacation le reste des jours de la semaine pour survivre.
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Njomi Tchakounté Boris Kevin est en définitive une victime, non pas seulement de la violence en milieu scolaire, mais d’un système gouvernant rouillé et grippé par la corruption, qui a transformé l’administration en un monstre froid qui broie et dévore sans pitié ses fils et filles. Un système dans lequel quand un jeune sort d’une école de formation d’enseignant, au lieu de voir que ses problèmes se sont évanouis, rentre plutôt dans un labyrinthe duquel il ressort difficilement, et parfois pas du tout. Njomi Tchakounté n’est pas le seul, ils sont encore nombreux qui sont sortis des écoles normales depuis un, deux, trois, quatre, cinq ans, et qui continuent de vadrouiller dans la nature, scrutant le ciel chaque jour dans l’espoir que leur dossier d’intégration aboutisse. On se rappelle l’histoire des enseignants indignés, qui en mars 2018 ont été obligés de faire le pied de grue au bas des immeubles ministériels à Yaoundé, comme leur ainées titulaires des Doctorat Phd en décembre 2019. On leur avait finalement tenu un discours politique, les rassurant que tout va rentrer dans l’ordre. Et l’on voit bien où l’on en est aujourd’hui.
Dans son communiqué, Nalova Lyonga a rassuré que toutes les mesures sont prises pour que force reste à la loi. Il ne reste plus qu’à espérer que cette loi établisse clairement les responsabilités, en ne se limitant pas aux conséquences de surface, mais en ressortant les vraies causes de la présence de la victime sur le lieu du crime. Car en définitive, l’élève délinquant a plutôt porté le coup fatal, pour parachever une œuvre que le système gouvernant avait méthodiquement commencé en amont.
Roland TSAPI